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Depuis bien longtemps je n’avais pas vu ce sentiment apparaître en moi. Depuis quelques années, finalement. Les soirées que je passais avec Florian. Ces années je les pensais enfouies, entièrement, dans la terre, dans le passé, ce sentiment étant si vieux que je ne devinais même plus son existence ou sinon, vaguement, comme un être ensommeillé au fond de soi, au bout d’un ces couloirs tortueux qui constellent le labyrinthe intérieur. La présence ici de Lily me fait me souvenir de cela et faît naître de nouveaux paysages. Je lui ai dit déjà et je crois que cette pensée est juste, il me semble détenir, au fond de moi une forêt dont je ne soupçonnais plus l’existence, peuplée de toute la flore et de toute la faune, produits de l’imagination fertile ; mais cette forêt là, qui est une part de ma vitalité, je ne la voyais plus : elle était recouverte d’un voile de nuit. Une lumière s’est inflitrée dans une faille de la nuit, comme une utopie s’infiltre parfois dans une faille de la réalité, éclairant cet espace perdu et lointain ; et tous les animaux, tous les êtres en hibernation qui m’habitent, apercevant cette nouvelle lumière, semble recouvrir tout à coup ce qu’on ose parfois appeler la vie, la vitalité, étincelles, richesses et variété des enchantements. Des couleurs naissantes, des arcs, des pylônes, des architectures. C’est un nouveau matin dans le monde intérieur. C’est une émotion qui n’était pas perdue. Elle avait disparu de mon champ de vision, comme si quelque part, je l’avais enfoui, enterré vivante ; elle avait disparu de mon domaine, comme un cerf qui aurait sauté par-dessus la clôture pour aller retrouver son chez lui, ce nomade dont, à mesure que le temps passe, nous oublions le souvenir et le cuir de la peau.
Mais les traces étaient pourtant là, en sommeil, comme des fils d’Ariane, à mon insu. Parmi les herbes folles, les morceaux de gazon, les insectes et la poussière, tout cela s’était amoncelé, recouvrant cette étrange demeure. Encouragé par ce nouveau désir, je tirais toujours dessus et le suivais. À mesure que j’avançais je croyais reconnaître les paysages, je me disais bien que je connaissais ces lieux, ils m’étaient familiers comme peut l’être une maison que nous avons longtemps habité, une maison de confiance. Enfin.

Nous entrons dans une ancienne habitation faîte de bois, dont les occupants sont depuis bien longtemps parti pour un autre voyage, une maison fragile, entourée par la forêt épaisse et continue du temps. Certains arbres se nomment souvenirs et d’autres, plus clairs, vibrants, comme ranimés par la lumière soudaine du matin, tremblent des racines jusqu’à la cîme, touchés par un élément méconnu, le vent, qui n’avait pas soufflé depuis des lustres, guettant le moindre signe, lui qui est allé chercher dans ses cales d’or ses réserves d’air salutaire ; ces autres arbres, disais-je, s’appellent maintenant.