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J’ai revu une nouvelle fois la fin de jeanne d’arc ce soir et ça me fait réfléchir. Evidemment ce n’est pas le film en lui-même qui me fait réfléchir, mais ce qu’il reflète en moi. Une sorte de sentiment religieux que j’avais en moi et que je vois, malgré ou peut-être à cause de moi et de ma fatuité, s’effriter. Ce sentiment est devenu au-dedans comme un souvenir. Un souvenir sur lequel le temps vient accumuler les voiles, les uns sur les autres, de sorte qu’il en devient de plus en plus lointain, de plus en plus indistinct. Cette époque, mais peut-être est-ce moi même (pourquoi la faute devrait elle venir de l’extérieur, toujours ?), me paraît vide de sens. Sans âme.
On a perdu nos illusions, sans se rendre compte que ces illusions étaient belles, en fin de compte. Et tout rappel de ces sentiments là, lesquels auparavant me remplissaient de gratitude et de contemplation, me vexent désormais. J’ai perdu de vue le fait que, peut-être, je devrais m’occuper de mon âme, cette idée qui, à force d’être galvaudée pour un tout ou pour un rien, ne veut désormais plus rien dire. Cette perte non seulement m’a ramolli, mais m’a rendu dans une continuelle expectative, une attente indéfinie. J’avais auparavant un flot continu au-dedans de moi, qui me faisait savoir à quel point l’existence ordinaire et les préoccupations banales peuvent être futilités. Et il y avait toujours, au-dessus de tout le reste, cette idée du nuage, cette idée d’une chose qui importe réellement, ce soleil à côté duquel le reste me paraissent des satellites, des détails. J’ai crû vivre par cette idée, sans savoir qu’elle causerait ma perte, car on ne peut rester indéfiniment face à une abstraction, quand nous ne recevons plus de réponse, nous laisse au-dessus du vide, abandonné à une lente chute.

Ce que je pensais éternel en moi ne l’était peut-être pas. L’âge venant, les certitudes craquelants, je me suis retrouvé face à l’absurdité, la dernière des portes, derrière laquelle ne subsiste plus rien, après laquelle tout semble illusoire, perdu d’avance, mensonges. A force de croire en l’irréalité du monde, on devient immatériel soi-même, un radeau perdu sur l’océan, une errance, voilà ce que je suis devenu.
Peut-être suis-je devenu lucide, croyant avoir perdu mon innocence alors qu’au contraire, j’ai peut-être perdu des idées fausses, des présomptions. Pour autant, aujourd’hui, s’il me reste quelques énergies, je ne sais plus dans quelle tour les loger, vers quoi les lancer, car tout me semble vain, fausse route, prétention et inutilité. J’ai trop pris conscience de la futilité de toute chose et des erreurs omniprésentes, des gens qui se sacrifient pour une cause qu’ils croient juste, mais qui n’est elle-même qu’un ramassis de fantasmes, de duperies et de faux-semblants. Une religion devient fausse sitôt qu’on écrit sur elle, sitôt qu’elle est fixée. La seule religion possible est alors changeante, diffuse. Mais alors, aucun signe, aucune marque de croyance n’est plus possible. Pourquoi tel signe plutôt qu’un autre, pourquoi telle image, telle dénomination plutôt qu’une autre.
Après la sagesse, il y a la folie. Après la folie, il y a l’errance, l’abîme du dérisoire. La lucidité parfaite est la dérision totale.

Mais alors, un ange qui parlerait serait lui-même pris en dérision, tourné au ridicule, du simple fait qu’on ne croit plus en ce qu’il raconte, du caractère obsolète de ses paroles. La poésie elle-même alors ne serait plus qu’un jeu de mots, de mailles des phrases. Partout, je ne vois que tentatives de justifications d’un égo. Dans chaque mot, chaque action que commettent les gens, je ne vois qu’une vulgaire tentative d’exister, qui n’est jamais la vie.

Je suis arrivé à un stade où j’ai trop mis en question chaque chose, chaque pensée, à la poursuite d’une vérité dont l’idée même, maintenant, me semble être une plaisanterie. Après tout ça, après ce stade-là, il ne subsiste qu’une seule chose. La seule chose dont on est sûr, et qui survit à tout, c’est le néant. L’envie du néant. Il ne s’agit plus ici d’un désir de mort (pour désirer la mort il faut encore avoir une certaine énergie vitale), mais du néant, qui n’est ni l’âme, ni le nuage, ni la voie-lactée, ni le vide, ni le plein, ni le froid, ni le chaud, ni la vie, ni la mort, ni le bien, ni le mal, ni le silence, ni le noir. Rien de tout ça. Quelque chose qui n’est ni au-delà, ni en-dessous, ni à-côté. Et qui n’est peut-être, finalement, pas même le néant. Aucun moyen de poser un quelconque mot dessus, aucun moyen non plus de l’expliquer ou de ne serait-ce que pointer du doigt vers lui. C’est autre chose, mais qui n’est pas autre chose. C’est un inconnu, mais qui n’est pas un inconnu.

Mais courir à sa poursuite serait courir à ma perte. Car s’il faut l’avoir connu pour ne pas avoir complètement vécu pour rien, il me faut aussi vivre. Et vivre, c’est se lever le matin, accomplir des choses qui ne me sont pas agréables, qui sont même souvent contre ma nature. Accomplir des choses dans lesquelles je ne saurais pas mettre de mon âme, car je pense qu’elles ne le méritent pas. Alors, je les fais à-moitié. Je vis en handicapé en quelque sorte, incapable de saisir des concepts qui paraissent innés au commun des mortels. Incapable de regarder devant et autour de moi, car j’ai toujours les yeux pointés au ciel. Incapable de m’attacher réellement aux gens, car je ne suis attaché qu’à la voûte étoilée. Il y a, pour moi, une sorte de membrane posée sur chaque chose de la vie, et je plane. Peut-être parce que je n’ai pas perdu de vue que nous ne sommes que de passage, que nous ne sommes qu’une poussière infinitésimale, et que du moins, si j’ai l’occasion de regarder vers le ciel, je pourrais y croire, un peu. J’ai abandonné depuis longtemps l’espérance en des idéaux inventés par les hommes. L’idée même d’humanité, cela fait longtemps que je n’y crois plus. Alors, je vague, tâchant de ne pas penser plus qu’il ne le faut, de ne pas écrire plus qu’il ne le faut non plus. Je regarde les lumières des villes et des fêtes avec un oeil qui en sait trop pour être en mesure encore de s’émerveiller. J’attrape, par-ci par-là, quelques éclairs dont je laisse aux autres le soin de les lancer à travers les réseaux de l’ombre. Et je ne crois plus en rien, si ce n’est en une seule chose peut-être, en ce souvenir qui lentement va filer dans la nuit.