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Je suis bien celui qui fait semblant.

Tu as rêvé parfois de te trouver dans une de ces forêts loin du vacarme et de rencontrer un vieux sorcier ridé, à la peau de bois noir, qui hurle en dansant autour d’un brasier plein d’étincelles. Tout ce qu’il disait était vrai, tu aurais vogué avec le monde des esprits n’est-ce pas, tu aurais vu que cela existe, et que ta petite vie matérielle n’est rien du tout, pauvre toi. Il t’aurait préparé une substance étrange, peut-être mortelle, tu aurais vu ta vie, celle que tu ignores, ta vraie vie qui se déroule en ce moment-même à ton insu. Je ne parle pas de celle-là quand tu te lèves le matin pour aller travailler, ce n’est pas de cette vie-là que je parle… Tu aurais peut-être vu le monde des esprits qui se dispersent entre les arbres, belle nature. Il est peut-être fini le monde, terminé…je parle de cette autre vie, peut-être prépares-tu quelque chose en silence, pour une vie future, tu l’as déjà entrevu, cette petite certitude qui rôde en toi, cette fée des marais… Et tu te déguises ce matin, tu as choisi le beau pull bleu qu’une amie t’a offert, pour te faire plaisir, sincèrement, tu as mis ces baskets, quelconques, chaque matin minutieusement tu vas choisir quel vêtement tu vas porter, on ne fera pas attention car aujourd’hui, tu ne verras personne et c’est tant mieux.
Ce matin tu as décidé de te déguiser en homme pour ajouter une journée supplémentaire, comme un galet sur le monticule de ta lente existence, existence impalpable, plus ou moins perdue parmi tant d’autres qui ont leur voix, elles aussi, comme des petites vies au creux du marais où rôdent les minuscules fées…Si tu avais rencontré ce vieux sorcier qui existe encore, mais pour peu de temps, tout au fond de la forêt amazonienne ou congolaise, ce sorcier capricieux tout attaché encore à son monde de spectres, il n’est pas capitaliste, lui, il n’a peut-être pas de métier, tout juste un nom emprunté aux arbres qui l’entourent et qui le bercent avec leurs lianes. Aimerais-tu y retourner, là-bas, sur la terre moite et sur la mousse aussi molle…Tu n’as pas mis de chapeau aujourd’hui, tu as pris seulement cette veste en cuir noir, comme le deuil, déchirée sur le côté mais ça ne se voit pas trop, tu as pris ton écharpe pour te protéger un peu de ce vent frais d’octobre parisien. en te réveillant ce matin une petite voix angélique est venu te dire à l’oreille, tu existes mon amour et tu te lèves et tu pars faire semblant d’exister et parsemer d’occupations diverses tes heures pas tellement bien remplies. Qu’est-ce qui te ferait plaisir, aujourd’hui…
Que ce jour avance comme les autres, avec quelques pensées tristes pour te consoler, tu les regardes ces yeux que tu croises et essayant de capter ce qu’elles pensent de toutes ces choses. Que disent-elles de ces choses…Ça va où tout cela. Ça trimballe des corps dans les forêts néo-coloniales de la splendide cité et ces arbres de plâtre et de ciment, ce sont peut-être des forêts elles-aussi, peut-être que cette femme aux cheveux châtains que tu vieux de croiser se trouverait bien tout au fond d’une jungle humide couleur émeraude, peut-être est-elle cela dans une autre vie, une femme nue avec des tatouages rouges sur le front, elle n’est rien d’autre qu’une indigène, la lance à la main à courir après les phares des volvos pour attraper des ouistitis ou des koalas, elle est ceci juste sous sa veste grise…C’est à ça qu’elle pense quand elle tapote les touches de son clavier pour tisser de longues phrases, comme moi, elles pensent aux arbres de la nuit, aux cris effrayants qu’on peut entendre dans la jungle, cet immense nappe verte et sauvage, en ce moment un petit mammifère donne l’alerte à ses congénères, un oiseau de proie s’est posté juste au-dessus du terrier, en haut de l’acajou, il faut que je prévienne mon amoureuse…

Ce matin j’ai pris mes clefs déposées dans le petit bol noir en fonte qui me sert de contenant pour tout un tas de choses, j’ai pris les clefs et mon téléphone portable avec toujours des messages non écoutés qui traînent, comme un refuge de présences au cas où. Je suis souriant je suis plein d’espoir, surtout quand je suis seul, dès qu’il y a quelqu’un, je ne parle plus et je prends un air triste comme si on enterrait la vie sous mes yeux c’est dans ma nature. J’ai pris mon vélo et j’ai longé la scène pressé d’effectuer mon travail du jour c’est pour en arriver à ceci, deux mille ans de civilisation. C’est pour les épiciers désespérés et les chiens rabougris, ce matin tu te dis il y a quelque chose qui cloche personne ne fait attention cet état c’est pas normal et tu presses plus loin tes doigts pour toucher la maladie du monde. L’infernal pantin qui pense vivre c’est un fantôme moi je le sais et moi-même je suis trop conscient de ces choses et je n’ai plus l’espoir d’en sortir, c’est trop tard pour la vie c’est déjà la crépuscule, le beau crépuscule sur Paris.
Enfin tu vas t’inventer un espoir de toute pièce comme une promesse, tu sais très bien qu’elle ne se réalisera jamais mais c’est tout dans la promesse…Quand tu es né on t’a fait une promesse tu as bien compris qu’elle ne se réalisera pas maintenant tu te venges à chaque minute. C’est ainsi que tu serres tes doigts autour des barreaux de ta cellule immatérielle avec un sourire d’ange et te disant voici le soleil mon amour, je le vois, de ma prison, le soleil bleu sur la grande nappe verte végétale et je sens d’ici la sève infiniment puissante des arbres aux racines en couronnes plantées profondément dans la glèbe. Tu devines l’odeur de la mangrove aux ongles plongés dans le noir affluent c’est un sac franprix qui a arrêté sa course, accroché par un pavé là où le chemin descend sous le pont Louis-Philippe. Et tu vas plus loin dans la jungle, triche un peu plus longtemps, petit esprit un peu abandonné dans le dérisoire, l’humanité est un mythe maintenant et toi-même, tu ne fais qu’en ressasser le lointain souvenir, c’est quelque chose que tu as perdu cet affluent rouge qui coule à l’intérieur cette fibre secrète dont tu n’as plus conscience, il ne reste personne tu parles seul dans ta cellule dans la coque de ton avenir à regarder par le hublot à espérer qu’il fasse nuit pour les autres comme toi, hypocrite comme une fleur, obsolète comme un chant religieux, suranné comme un nouveau-né, tu n’attendriras pas les chats, dors toujours, ton étrange rêve…