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Je dois me fabriquer suffisamment de rage du fond de ma solitude pour qu’elle me dure jusqu’au crépuscule de ma vie. Une rage qui ne serait pas la haine sourde contre les hommes, une rage qui serait la locomotive. Je veux déterrer de moi le tragique, ce qui me fonde. Je veux connaître le degré ultime de la solitude pour ne plus jamais avoir besoin d’y revenir. Comme je veux tout connaître, et tout survivre pleinement, pour accumuler en moi tout cet amas immense de non-vécu. Et tout mon art consistera (j’emploie le futur car je n’y suis pas encore) à hurler la vie que je n’ai pas connu. Je ne veux pas faire que passer, je veux laisser ma trace lumineuse, électrique, pas une trace de bave d’escargot, donner un coup de pied énorme dans la fourmilière, en écrivant le livre qui sera mon livre que je porte en moi depuis toujours mais qui ne passe pas encore par la porte, pour atteindre le papier, cette piste d’atterrissage des lignes pilotes. Je dois encore le tailler, faire de la masse informe une immense demeure. Je dois enfin plaquer ma voix sur la musique que j’ai à l’intérieur, pour être en mesure d’écrire à l’infini vers l’infini. Il me faut trouver ma musique, ou plutôt, la perfectionner puisque je l’ai déjà, à l’état d’embryon malgré que je la travaille déjà depuis des années, le temps d’amasser le vivre. Je veux soulever les hommes pour regarder ce qu’ils cachent en-dessous d’eux, dire cette absurdité universelle qui n’est pas une absurdité. Ces gens qui n’ont plus foi en eux. je veux avoir foi en moi, en mon art, une bonne foi pour toutes, avec en tête l’idée de la mort et que je n’ai rien du tout à perdre, si ce n’est de n’en avoir pas assez dit, d’avoir été timoré. Je veux être seul face au monde. Seul face au paradis et lui dire non. Pousser le vice, le délire. Enrichir la scène. Seul au milieu des fantômes. Aller plus loin que le lointain. Trouver les éclairs. Mélanger le Proust et le Céline en moi pour trouver la nouveauté. Malaxer la langue, lui trouver un visage inouï. Mêler le naïf et le lucide. Je veux construire la maison que je n’ai pas. Surprendre au carrefour ma voix, ma voie. Je veux faire exploser ce qui gronde au-dedans de moi, ouvrir la cage pour que les nuées d’oiseaux aillent connaître un peu de ce ciel pour lequel ils sont faits, sous la forme d’un livre.