Nous ne sommes que du vent. Une fois n’est pas coutume, je vais me servir de ce journal comme on se sert habituellement d’un journal intime, c’est à dire, transcrire mon expérience de la vie. Aujourd’hui j’écrirai maladroitement et avec plein de fautes, cela fait partie de mes symptômes quand les choses ne vont pas très bien. Ce que je vais écrire me fera mal, et j’ai déjà mal aux doigts.
Je repense au poème « à une passante » de Baudelaire. Je pense à ces passantes que l’on croise, parfois, dont on ne connaît pas le nom, et qui s’en vont suivre leur chemin. L’espace de quelques minutes, quelques heures parfois, nous les avons aimé de tout notre être. Crispés dans ce milieu asphyxiant où l’amour n’est plus vraiment possible. Il paraît que dans les temps de nihilisme, les poètes sont suicidaires. Je pense que c’est vrai. Leur pâle existence est réduite à rien, à poursuivre une espèce de rêve évanescent, comme des feu follets sur les cours d’eau. Que la propension à rêver d’autre chose est ridicule dans ce temps où le rien tient la vedette, où la membrane de l’humanité est comme crevée, pour laisser couler son pus atroce, son pus sans couleur. Le monde, décidément, n’est qu’un trou à rat d’où on aperçoit un peu de la lumière du dehors, par intermittence, avant, tout craintifs, de revenir dans notre terrier.
Avant même d’entrer dans le train, j’étais déjà anxieux de savoir que quelques jours plus tard, je devrai partir en voyage, vers l’Allemagne. Y faire je ne sais pas trop encore quoi. J’avais la trouille parce que je rentrais de chez mes parents pour retourner chez moi, c’est à dire, dans l’inconnu. Tout ce qui n’est pas mon univers restreint d’habitudes est pour moi l’inconnu, et l’inconnu me fout la frousse. L’amour est une chose que je n’ai jamais touché et elle aussi, me fout la frousse. J’ai bien plus peur de l’amour que de la mort. C’est une maladie que j’ai. La mort, elle, je l’ai déjà touché, je sais ce qu’elle est dans les grandes lignes, je n’ai pas d’appréhension. L’amour, lui, c’est l’abandon de tout mon être, chose que je ne sais pas faire. Je ne sais pas m’abandonner, je sais juste me taire. En entrant de ce train je voyais déjà que je venais de m’asseoir en face de la fille la plus magnifique du monde. Magnifique, physiquement sûrement, en tout cas, une de ces beautés dont j’ai longtemps rêvé. Elle portait une étoile rouge sur son T-shirt vert, la même étoile que celle de « perpétuelle », cette longue histoire où je raconte que je prends le train vers on ne sait où, comme on prend le wagon du quotidien. J’en ai le coeur brisé en des milliers de morceaux. Physiquement elle était un mélange entre PJ Harvey, Björk et frida Kahlo. Le rêve, donc. Elle me faisait penser à ces trois filles, tout en étant elle, une fille que j’ai adoré dès la première seconde. Peut-être avais-je besoin de tomber fou amoureux à ce moment-là, et que j’aurais pu choisir n’importe qui, mais non . C’est sa beauté qui est venue me chercher. Dès l’instant, je mis des lunettes sur mes yeux parce que je savais qu’elles m’aideraient à cacher ce qu’ils disent, mes yeux, j’avais besoin de créer une certaine distance pour me rassurer, pour me « protéger ». Je saisi aussi un livre, « Plateforme » de Michel Houellebecq. J’en étais à peu près à la moitié. Je l’ai lu pendant tout le trajet, je ne l’ai pas lâché une seconde. Ce que je suis et tout mon tragique pourrait éclater au grand jour. Elle était déjà assise lorsque je suis arrivé, manifestement elle était monté dans ce train à Marseille, alors que moi je l’ai pris en cours de route, à la gare d’aix-en-provence. Était-ce un coup de foudre, toujours est-il que mon coeur ne s’est pas arrêté un instant, lui aussi, comme le train, à 300 à l’heure. Je me retenais de toutes mes forces de l’envie de lui sourire et de la prendre dans mes bras, comme ça. Et je ne suis pas naïf, ni aveugle, elle le désirait autant que moi. Pendant tout le trajet, elle aura tout essayé pour s’endormir, mais elle n’y arrivait pas, elle faisant semblant d’essayer. C’était le coup de foudre pour elle aussi. Elle n’arrivait pas à se contenir. Je crois qu’elle était au moins aussi timide que moi, elle n’osait pas dire un mot. Elle n’en pensait pas moins. J’étais tellement tiraillé, mes yeux suivaient les lignes, mais je ne comprenais rien à ce que je lisais, j’étais bien trop nerveux, et mes pensées ne s’arrêtaient sur rien. J’aurais donné n’importe quoi pour lui sourire, comme ça, et qu’elle s’endorme sur moi.
Nerveusement, l’oscillogramme faisait du saut à l’élastique, comme pendant les tremblements de terre.
Parfois je jetais un regard vers elle, mais je n’osais pas. Je n’osais même pas la contempler, car à chaque fois je découvrais une raison supplémentaire de l’embrasser, de la faire mienne à tout jamais. Elle me regardait. Mon regard la croise, elle frémit et détourne ses yeux, vite comme l’éclair. Elle me regardait sans cesse. Elle aussi n’osait pas. J’ai remarqué même son stratagème, qui consistait à regarder en utilisant la vitre, comme il faisait obscure dehors, la glace servait de miroir. Ça devait être aussi jour de carnaval, pour son coeur. Son coeur que j’ai tant vu et que j’ai tant aimé ! Elle trouvait les positions les plus excentriques pour faire semblant de vouloir s’endormir, tout en essayant de montrer qu’elle voulait de moi. Elle pliait soigneusement son écharpe, pour qu’elle donne un rectangle parfaitement rectiligne, et posait son menton dessus, sur l’assiette devant nous qui nous sert habituellement à poser les verres ou les magazines. Elle restait comme ça, face à moi, les bras dessous, dans une position complètement impossible à tenir, pliée en deux, elle fermait les yeux, comme si elle attendait que je l’embrasse en silence. Ou que je touche son visage. Chose qui reste plus dans le domaine de mes possibilités en ce qui concerne le premier contact. Toute connerie que je pouvais dire aurait été inutile, vaine. Je n’avais rien à dire. J’avais infiniment trop à dire d’un coup. De toutes mes forces intérieures je supportais une espèce de poids, le poids immense de tout mon manque, de toutes les innombrables heures passées seul à rêver de je ne sais même plus quoi. Je manque tellement d’amour que je pourrais en crever, voilà la vérité, et ce manque, devenu si assourdissant, si intenable, exerce sur moi le phénomène étrange de la paralysie. Dans un monde plus doux j’aurais eu droit à l’amour. Dès le premier jour. Mais voilà ce que c’est que l’amour : c’est la perpétuelle répétition de notre première tentative. On ne sort pas de notre expérience primitive. Le première fois que j’ai aimé, je me suis tu, je n’ai pas osé le dire. Depuis, je n’ai fait que répéter le même cycle. On ne sait pas, on ne nous apprend pas à quel point la première expérience est définitive. Enfin, sans doute. Je pense à cette phrase d’Aragon : « le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard ». J’aurais aimé l’écrire, tant elle est vraie.
Le ciel semblait tout faire pour me rendre heureux. Il l’avait mise dans mon train, en face de moi. Elle désirait la même chose que moi. Le train lui même semblait ne pas vouloir arriver à destination avant qu’enfin j’arrive à dire ces foutues paroles. Il est tombé en panne quelques minutes avant la gare de lyon. Le ciel fait tout pour que nous soyons heureux, mais c’est nous qui refusons. C’est nous seuls. Moi, dans ce cas précis. J’avais tellement peur que tout s’achève, que tout débouche sur le vide. Pourtant, je ne pouvais pas faire autrement, je ne pouvais pas bousculer mon chemin tracé.
Pendant quelques secondes, elle s’est mise à fredonner doucement. Elle voulait me rassurer, me donner confiance, me pousser. Mais elle n’avait pas tellement confiance en elle, elle non plus. Décidément, elle ne savait plus quoi inventer, elle ne savait plus quoi faire. Elle avait peur que je n’y arrive pas.
Les gens devinent facilement ma fragilité. J’aurais voulu que le train déraille et mourir là, à ce moment-là. Ce fût une des heures à la fois les plus riches et les plus infructueuses que je n’ai jamais connu. Une voix en moi me disait elle est faîte pour toi, elle t’attend, elle te veut bon sang, qu’est ce que tu fous. Une autre voix, que j’aimerais étrangler à jamais me criait, plus forte et plus habituelle que l’autre : « ne t’abandonne pas, résiste, ne lâche pas prise, fais comme si de rien n’était, tout ça, l’amour, c’est un feu qu’on peut toucher sans se brûler, ne te laisse pas aller, garde le contrôle »… C’est à cette deuxième voix que j’ai succombé. Plus d’une fois j’ai succombé à elle. Elle m’a privé de tout amour possible, elle m’a privé de tout, en fait. Elle m’a barricadé dans la solitude. Malgré tout, je ne pense pas qu’elle durera toujours. Je songe qu’un de ces jours, à mesure que je m’ouvre un peu plus, j’aurais accès au bonheur. Car il existe, c’est une certitude. Le train s’est arrêté. Je ne voulais pas bouger. Elle ne bougeait pas non plus.
» Je ne te connais pas, mais je crois déjà tout connaître de toi, tu es magnifique, en fait, je crois que je t’aime d’un amour fou ». Cette phrase n’est pas sortie de ma bouche. Elle est restée agrippée en moi, comme une saleté d’araignée. Une bombe atomique n’est rien à côté de cette phrase. Pour moi, la dire aurait été l’apocalypse. Je suis incapable de dire pourquoi. Je pense que, la prononçant, je n’aurais pas même réveillé un pinçon. J’aurais juste réalisé un peu de l’impossible. Ce que je crois impossible mais qui n’est rien, pourtant. Rien, rien du tout. Mais j’en fais toute une montagne. Les pressés faisaient la queue déjà, comme pour s’extraire d’une longue incarcération il faisait la queue et frétillaient tous, de mettre le pied dehors. Il ne restait plus personne dans le wagon, à part nous deux, comme deux idiots. « Embrasse-moi, maintenant, ne dis rien ». C’est ce qu’il se passe dans les romans et dans les films. Ici, rien de tout cela. Que du tragique, sans passer par l’amour vécu. J’ai enlevé mes lunettes, j’en avais ras le bol de ces lunettes qui me bouchaient les yeux. Elle semblait me préférer comme ça, elle savait bien que le livre, les lunettes, ce n’était que des écrans. Et les écrans, c’est fait pour être crevé. Je fouillais mon sac, j’étais au bord de m’évanouir, je n’y cherchais rien de particulier. Je voulais qu’elle voit ce qu »il y avait à l’intérieur. Je crois que j’avais follement envie de lui parler de ma vie, de lui parler de moi. Je voulais qu’elle sache ce que je suis, ce que je veux. Mais elle le savait déjà. Et moi je voulais tout savoir d’elle. J’étais levé en cherchant dans mon sac, feignant d’avoir oublié quelque chose. J’avais oublié quelque chose, en effet. J’avais oublié de dire une chose, de faire une chose. Ne sachant comment s’y prendre, comme une fille amoureuse, elle s’abandonnait dans l’ultime refuge féminin, le dernier recours, celui de refléter, de faire comme l’autre. Elle se levait en même temps. Elle regardait dans la glace. Elle n’était pas maquillée, ce que j’adore, elle était extrêmement saine, chaleureuse, douce, fraîche, elle était à peu près tout, pour moi. Une fille parfaitement ordinaire, pleine de douceur. Je ne connais même pas son nom.
Alors qu’elle était appuyée sur l’assiette posée devant nous, le visage de côté, j’avais pu regarder ses cheveux. Comme j’aurais voulu connaître leur odeur. Comme j’aurais voulu m’y noyer, dans cette jungle. Ses cheveux étaient tout entremêlés, attachés derrière. Ses sourcils étaient épais, elle avait un air masculin. son nez et ses yeux étaient les mêmes que ceux de Björk, c’est ça qui me faisait penser à elle. Sa peau était très blanche, ses yeux étaient foncés. Elle dégageait une telle douceur, ou plutôt une telle envie de douceur, de bonheur, je m’y noyais comme dans un mer très légère. Elle m’était extrêmement familière. « Je crois que je vous connais depuis toujours », je crois qu’on dit souvent ça dans les films.
Finalement je suis sorti, plus que la mort dans l’âme. Je suis sorti, le visage baissé. Je crois que c’est plus que l’univers qui s’est effondré à ce moment-là, ce 27 août 2005. Arrivé chez moi, je crois que j’ai essayé de pleurer. Je n’ai pas réussi. Aucune larme ne pouvait couler. J’en voulais tellement à ce corps, à cette âme, je ne lui aurais même pas permis de laisser filtrer la moindre larme. Après avoir posé mes affaires, je suis retourné à la gare. Je ne pouvais rien faire d’autre. Impossible pour moi de me dire que tout s’est terminé, comme ça. Il reste un espoir. Je suis retourné dans le hall, face aux quais, je n’ai vu que quelques clochards. Comme je me sentis proche d’eux ! J’étais tout autant, sinon plus misérable, éclopé, exclu de l’existence. Il a fallu que je retourne dormir. Mon coeur ne s’arrêtait pas. J’étais amoureux. J’étais transis de douleur, de peur. Du désespoir dans son plus simple appareil, ce désespoir sans voile de protection. J’étais nu face au monde, qui pouvait désormais m’avaler tout entier. Je n’aurais pas poussé le moindre râle, le moindre soupir de refus.
Je me suis dit, cette gare est la seule chose qui me lie à elle, si je dois la retrouver quelque part, ce ne peut être que là-bas. Le lendemain matin, j’y suis retourné. Je crois que j’ai attendu des heures. Puis je suis allé faire semblant de déjeuner, je n’avais pas faim. J’étais juste amoureux. C’est à dire désésperé. Je me suis assis aux pieds des palmiers qui décorent le hall de la gare de Lyon. J’ai eu le temps un peu de participer à la vie des voyageurs. À côté de moi, un type de mon âge, de race blanche, s’est fait fouillé par les flics, ils ont trouvé sur lui quelques pilules, je crois. Ils l’ont embarqué en lui disant « c’est de la drogue dur ça ! allez, hop, en garde à vue ». Une religieuse qui était assise sur les bancs regardait la scène, d’un air triste. J’attendais patiemment l’heure à laquelle était arrivé notre train, la veille. Dans ma tête, cette heure était peut-être un rendez-vous. Ça ne pouvait pas se terminer ainsi. Ce rien du tout, ce dérisoire, c’était tout ce qui me maintenait à elle, c’est à dire les toutes dernières miettes d’espoir. La religieuse s’est approchée de moi et m’a dit : « Qu’est-ce qu’ils lui voulaient à ce pauvre garçon ? »
-« Ils ont trouvé de la drogue sur lui », je lui ai répondu.
Elle a continué sur un long discours, où elle parlait de sa vie, elle me racontait qu’elle connaissait un jeune garçon qui se droguait, avec des seringues. Un jour il avait fait une overdose devant elle. Elle m’expliquait comment les pompiers avaient essayé de le ranimer. Je n’écoutais pas vraiment. Elle a remarqué que j’étais extrêmement triste et malheureux. Elle me disait que le pire, c’est quand arrive la fin. En gros, tant qu’il y a de la vie, il reste de l’espoir.
L’heure était passée. Je savais bien que personne n’allait venir. Au bout du compte, mon coeur s’était changé en une espèce de paillasson, le premier passant pouvait venir et marcher dessus, et s’essuyer les pieds. C’est dans le désespoir qu’on tend une main. La religieuse contemplait le tableau des départs, elle semblait un peu perdue. J’avais envie de réconfort, j’avais envie d’un peu d’espoir. Pas grand chose. Je me suis décidé à partir, non pas de la gare, c’était bien plus que ça, partir. M’en aller, rien d’autre. Mais avant, je suis passé tout de même dire un petit mot à la religieuse. « Merci beaucoup madame, bon voyage ».
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