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« J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant. »
Jacques Prevert

 

Quel est donc ce bruit que le bonheur « a fait en partant » ? On imagine rapidement des bruits de pas, peut-être des bottes dans la neige. Une petite fille s’exerçant à la nage papillon. Une médaille qui tombe sur un sol en céramique. Un claquement de porte. Le ronronnement indistinct d’une chaudière. À moins qu’il ne s’agisse de la vibration sourde, désagréable et continue du bruit parasite produit par un téléviseur cathodique. On parle en effet de bruit, et non pas de son. La différence n’est sans doute pas à prendre à la légère. Un son possède un certain équilibre intrinsèque, il introduit un sens, une fonction. Il invite. Il annonce. Quelque chose, quelqu’un, une émotion, ou un rite. Le bruit paraît plus désordonné, hors-champ et fourre-tout. Le fond diffus cosmologique qui inonde l’univers est un bruit, plutôt qu’un son. Il n’est d’ailleurs pas audible en tant que tel. Il faut en passer par une machine pour changer ce magma en ondes sonores. Le passé qui remonte à la surface se présente à nous sous la forme d’un bruit diffus.
Le bruit est un potentiel, il est, en quelque sorte, le produit de ce qui n’a pas encore été pensé ni construit. C’est le brouhaha lointain d’une chorale, découpé et déformé par le vent, qui arrive jusqu’à nos oreilles et qui ressemble, d’ici, au bourdonnement sourd d’une énorme mouche carnière. Seules les fréquences les plus graves ont réussi à parcourir la distance jusqu’à nous, le bruit n’a pas encore pris la forme d’une musique, dès lors notre esprit se charge de reconstituer le puzzle sonore, il enchâsse furtivement les chœurs médiums et aigus pour rendre, si notre imagination est suffisamment fertile, une musique imaginaire (dans le cas présent, jouée par une énorme mouche carnière) peut-être plus belle et envoûtante en soi qu’elle ne l’est en réalité. On pourrait alors remercier la distance : grâce à elle, une beauté inconnue est venue au monde.
Ainsi, il devient possible d’affirmer la chose suivante : dans certaines circonstances, le bruit, cheminant à travers le prisme d’une imagination active, peut révéler une gamme de couleurs inédite. Là où le son est limité par sa nature finie et statique, le bruit, lui, est fertile en promesses fluctuantes. Celui-ci offre un champ de liberté créatrice, une chance à l’imagination de délivrer un fragment inouï.
En ce sens il est donc logique que le bonheur produise un bruit en partant, en lieu et place d’un son. Un son aurait été, de fait, trop ordinaire, propre au rituel, dénué de surprises potentielles. Trop facilement saisi. Le bruit au contraire, comme un flacon qui contient en lui son précipité de mystère, est propre à donner un avant-goût, sans se livrer totalement aux sens. Il exhorte. Il est fuyant, multiple, irisé. C’est la présence qui contient en elle le risque, plutôt la certitude, d’une absence. Nous allons à la poursuite d’un bruit, afin de mettre au jour sa part occulte et obsédante. Le bonheur est un bruit. Il est une ruine, un chœur brisé qu’il convient de combler, de reconstruire sans cesse et sans jamais y parvenir intégralement, par l’imagination.