En ce moment je songe fortement à arrêter d’écrire. Je regarde en arrière, ces dernières années j’ai écrit quoi… une cinquantaine de textes, dont trois ou quatre qui sont à peu près corrects, et encore ? Je ne lis plus. La poésie n’est plus vivante en moi. Elle s’est muée en souvenir. Je passe des nuits à écrire des bribes imbuvables, que j’efface aussitôt. Je pense à des romans, à des livres de nouvelles. Non, surtout des romans en fait… Mais je sais que mon esprit n’est pas assez stable, assez vigoureux pour tenir la distance. Je pourrais écrire quoi, peut-être trois ou quatre pages, puis j’aurais vite le sentiment de me répéter, de tourner autour de mon ombre. Je n’ai plus personne à qui écrire. Écrire pour moi-même me dégoûte. Je n’ai aucun goût pour la célébrité ou la reconnaissance. Je n’ai de goût que pour une certaine beauté, idée de la beauté qui a depuis longtemps foutu le camp. Mon esprit, mon imagination, mon envie, s’affaiblissent tous de fait, c’est tout mon être et tout mon corps qui déjà s’affaiblit. Parfois je crois même, et des signes sont peut-être la preuve, que je pourris de l’intérieur. Si on peut se dire qu’il a existé des choses biens en moi, elles ont disparu. Je pourrais bien me consoler en me disant qu’elles sont seulement en attente, endormies, et qu’un beau jour elles se réveilleront, mais sincèrement je n’y crois plus. C’est un fait nouveau, je n’y crois plus, à ce renouveau possible, cette promesse d’aurore. Avec tout ça mes idéaux ont eux-aussi foutu le camp. Je me rends compte que les talents que je croyais détenir n’étaient en fait que des illusions, des mirages, pour me sentir exister, pour me croire quelqu’un. Quelqu’un de différent, de supérieur sans doute. je peux aujourd’hui affirmer sans crainte et même, sans douleur, que je suis supérieur à personne, que je suis un auteur quelconque, comme il en existe des milliers. Comme il en existe aussi des milliers qui sont de loin, bien meilleurs que moi. Je ne suis pas un bon littérateur : la littérature m’ennuie, tout autant que la poésie si celle-ci ne recèle pas la vitalité. J’ai tant donné de coups de fouets dans l’eau, croyant par là pouvoir y faire naître des vagues et des marrées, à la fin mon bras s’est fatigué, la quête est devenue illusoire, pour de bon, ridicule. Vaine. Il n’y a pas de clefs. Pas plus qu’il n’y a de trésors. Et je n’aurais pas la consolation de me dire que j’aurais été un génie, même éphémère.
N’allez pas croire que je prends ici la posture du poète maudit, qui brûle ses écrits dans la cheminée. Tout ce que j’écris ici à au moins le mérite d’être parfaitement sincère.
Je ne vois pas, simplement, ce qui aujourd’hui ou même demain serait à même de réveiller la belle au bois dormant. Le temps m’aura au moins apporté cette part de lucidité, et les leurres ne peuvent plus me tromper. Les élévations, les musiques intérieurs, les ciels magnétiques, tout cela fait maintenant partie du temps passé. Je suis moi-même un être faisant déjà partie du temps passé. Cette idée aurait pu être le déclencheur d’une certaine liberté intérieure conquise. Cette liberté là je la devine, je la sens près de moi, c’est peut-être un des rares éléments précieux que je peux encore faire mien. Mais à elle seule la liberté ne suffit pas, quand il n’y a plus ni l’envie, ni l’émotion.
À chaque poète son moteur et ses grandes inspirations : goût pour les mots, l’amour, le passé, la mort, la vie. Aucun de ces cinq phénomènes ne saurait me surprendre actuellement, chacun me donnant l’impression d’avoir été visité jusqu’aux entrailles, chacun ne laissant dans ma bouche qu’un goût de cendre et de finitude. Je ne souhaite pas me répéter. Je ne sais pas comment me réinventer. De fait, je suis réduit au silence infécond. L’épaisseur de la toile et du monde me fait peur, la masse, l’envie, le désir et les combats, tout cela ne m’intrigue plus guère. Je crois que j’ai assez joué mon rôle.
On pourrait penser qu’en disant cela je suis lâche. Certainement. Je crois que, lorsqu’il n’y plus d’inconnu, de découvertes et d’aventures, on peut se permettre d’être lâche. Cela permettrait au moins d’échapper, un tant soit peu, à la vanité.
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