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Les gens mentent. Ils ont appris très tôt à le faire. Ils ont été gavés, vraiment très tôt, pour fonctionner de cette manière. Par mensonge je n’entends pas le sens habituel de ce mot. Pas un simple mensonge quotidien sur de petites conneries dérisoires. Le mensonge dont je parle est plus large, plus diffus. Il est invisible et cependant il gouverne les vies. Il est partout, nous en sommes à la fois les victimes et les coupables. Il est si présent que nous ne le distinguons pas. Nous ne le voyons pas plus que nous ne voyons nos yeux lorsque nous les utilisons pour voir. Le mensonge dont je parle pourrait ne pas être important, pourrait être un détail de nos existences. Pourtant, il fait d’eux, de nous, des cadavres. Que la violence de ce mot ne masque pas la vérité. L’essentiel passe devant les yeux pendant que nous attardons nos attentions sur le futile, sur la merde en somme, quand nous n’avons le regard tourné continuellement vers le nombril est le geste d’un être perdu qui tente de se retrouver.
J’ai toujours eu le sentiment profond de suivre un chemin. Je sais que je me trompe. Je sais que je ne suis rien du tout. Sans doute que, seul, je ne pourrai pas aller suffisamment loin, en l’absence d’un véritable mentor . Le seul et unique maître que j’ai, c’est moi-même. Moi seul. Mais ce maître là n’est pas vain. Après tout mon corps, mon esprit, tout ce que je suis en somme, ou crois être, tout cela n’est-il pas le produit de millions d’années d’évolution ? Comment peut-on, dès lors, imaginer faire le tour de notre propre personne en si eu de temps, comment pourrait-on dire que nous n’avons rien à a apprendre de nous même ? Mon corps et mon esprit savent des choses que j’ignore moi-même, que je ne distingue plus, sous le voile tenace de l’entreprise de conformité que l’environnement a exercé sur moi à la seconde où je suis venu au monde, à la seconde où j’ai poussé mon premier cri, la vision et le sentiment de la réalité a commencé à m’être inculqué, transmise. La raison a compartimenté mon esprit dans les recoins sombres de mon cerveau, elle a fabriqué ma vision des choses, des gens, elle a durci, immobilisé ce qui, à l’origine, devait être comme l’eau, à savoir fluide, malléable, changeante et à la fois, harmonieuse. Nous n’apprenons rien. Ce que nous faisons, c’est éliminer les écorces qui masquent la vérité qui est déjà en nous. D’une certaine façon il n’y a rien à apprendre de la vie. La vie entière est déjà à l’intérieur. Nous apprenons les détails. L’essentiel, nous le possédons déjà et tout ce que nous tentons de faire, c’est de nous ressouvenir.
Partir à la poursuite de sa vérité intérieure n’est pas un vain voyage. Lorsque je lis les poètes que j’admire le plus, les écrivains qui avaient véritablement quelque chose à transmettre, quelque chose à dire, tous me semblent aller dans ce sens là. Il y a comme une route secrète qu’empruntent les penseurs, ceux qui vont dans le sens inverse du monde. Ils souhaitent, tous, aller à rebours de la raison, à rebours du préfabriqué pour se rediriger vers une origine plus mystérieuse qui a quelque chose à voir avec l’étoile, une voix intérieure familière, primitive, qui semble résonner comme peut le faire parfois le vent salutaire, lorsqu’il frémit entre les feuilles d’un arbre.
Je ne suis pas hippie, je ne suis pas adepte des drogues hallucinogènes, je ne cours après aucun courant. Comme je l’ai dit je n’ai aucun véritable maître, je n’ai que moi pour avancer à mon rythme. Je n’ai rien à apprendre aux autres, je n’ai envie de changer personne. Je ne suis pas non plus une sorte de maître à penser. J’ai juste mon monde. J’ai juste, comme chacun, besoin d’être aimé et de faire quelque chose de cette « élément » qu’on appelle la vie. J’ai ce corps, j’ai la vie qui est dans mes mains. J’ai mes lubies, mes imaginations, mes élucubrations nocturnes, mes bizarreries qui ne sont peut-être rien de plus que des bizarreries. Peut-être personne ne me lit maintenant, peut-être me lisez vous de travers, à la va-vite. Peut-être me voyez-vous comme un être un peu dérangé. Un sage, un philosophe, ou quelqu’un qui se prend comme tel mais qui écrit mal. Peut-être encore, vous vous en moquez, et vous auriez bien raison. Je ne suis pas plus intéressant qu’un autre. Je ne suis pas si différent. A vrai dire, je suis quelqu’un de très ordinaire. La seule différence réside dans le fait que je dirige mon regard dans la direction inverse du monde.
Si on fait abstraction un moment de ces innombrables étiquettes que l’on place sur les personnes afin de construire un ensemble de repères qui nous sécurisent tout autant qu’ils rendent la vie ennuyeuse, si on fait abstraction de tout cela donc, on pourrait dire de moi, comme on pourrait dire de n’importe qui, que je suis un enfant de mère nature profondément incompréhensible. Issu d’on ne sait où, possédant ce qu’il croit être une conscience, se démenant afin de se construire sa vie (ou la déconstruire), étant voué un jour à mourir comme tout un chacun pour retourner dans le mystère d’où il vient. Le mystère est infini. Nous avons notre raison pour tenter de cimenter un peu tout ça. La raison est un radeau sur la mer. Il nous permet de nous mettre à l’abri du mystère incommensurable de l’océan et de ses abîmes, il nous offre un semblant de sécurité, de stabilité. Il nous maintient au sec, dans une illusion de confort. Mais nous oublions, bercés par le flot continu des jours, que nous nous trouvons, en ce moment même, sur un rideau de pacotille, terriblement précaire, et que tout autour de nous se produisent les tempêtes, les déluges.
Nous usons de tout un tas de moyens afin de nous distraire, afin de tromper l’ennui résultant de cette raison qui a « aplati » le monde et l’a rendu ennuyeux. L’existence devient alors vide de sens, pour combler maladroitement ce vide, il nous faut acheter, il nous faut beaucoup parler, il nous faut de l’action, il nous faut quelque chose. Il nous faut une illusion d’évolution de l’être humain, de la société, des technologies. Il nous faut des religions. Jamais, au grand jamais, le silence ne pourra durer très longtemps, jamais la contemplation, la vraie réflexion digne de ce nom établira son empire, elle sera rapidement mise à l’écart, vite oubliée. La vie devient alors une lente perte, elle qui devait être eau courante, parfois turquoise, parfois blanche, noire, cette eau de la vie qui est restée immobile en soi finit par croupir, doucement. Avec elle monte dans nos veines le mépris, l’aigrissement, le chagrin perpétuel, le besoin de se venger par n’importe quel moyen, en possédant plus, en étant plus que les autres.
Et comme l’a si magnifiquement dit Blaise Pascal, il est facile pour l’homme de longer l’abîme, du moment qu’il a un bandeau sur les yeux. Cet abîme c’est le mystère. Le bandeau, ce sont toutes les diversions : jeux, achats, loisirs, etc.
La voix intérieure alors, celle qui parlait encore pendant l’enfance, petit à petit s’étouffe. Non pas qu’elle disparaisse ou meurt, jamais elle ne peut mourir. On ne tue pas ce qui n’existe pas à proprement parler, qui ne fait pas partie de la même « réalité ». La raison, cet ensemble complexe de points de repères dont on nous a gavé, n’est rien, rien du tout comparé à cette voix dont je parle. Comme n’est rien la durée de notre minuscule voyage terrestre, à côté de l’éternité qui nous précède et qui succède notre naissance et notre mort.
Mais il est possible par contre d’étouffer, de masquer suffisamment cette voix pour qu’il ne soit plus jamais possible d’entendre son timbre à nouveau. Il n’y a plus de musique alors pour faire danser la vie. Le malheur a pris sa place, à mesure que nous nous sommes habitué à sa présence, on ne remarque plus l’absence de vitalité.

En attendant, pendant que nous faisons diversion, la vie passe près de nous sans même que nous nous en rendions compte. Certains, qui sont souvent artistes, mélancoliques, gens qui réfléchissent, sentent cela, devinent la perte de quelque chose sans qu’ils puissent mettre le doigt ou mettre un nom sur la chose qu’ils ont perdu en cours de route. Je ne saurais pas non plus y mettre un nom, ou le décrire comme ça, il n’y aurait rien à expliquer là-dessus. Car ce qu’on a perdu, ce ne sont pas des mots, ce ne sont pas même des idées, cela ne peut être appréhendé que par l’instinct, l’émotion, ce sens profond, primitif, qui demeure encore en nous discrètement et qui peut surgir, à la manière d’une étincelle, dans un poème, dans une musique, ou encore dans le langage familier de la nature. Cette voix surgit lorsque le monde se tait. Ce sont desmurmures.

Nous mentons. Esclaves d’une vision du monde inventée de toute pièce, esclaves de la vision des autres, de ce qu’ils pensent de nous. Nous mentons lorsque nous n’allons pas là où veut aller le coeur. Lorsque nous faisons passer le silence là où il veut parler. Lorsque nous parlons pour masquer son silence.