Au fond de nous les souvenirs apparaissent, recelés par la nuit, sous la forme d’insectes -ou de fées de papier- phosphorescents, qui s’agitent par milliers parmi les branches, les écorces, les feuilles des pensées ; éléments évanescents, fugitifs, le plus souvent insaisissables et qui peuplent, jusque dans les derniers recoins de l’esprit, tous les couloirs, toutes les chambres, tous les balcons, de l’immense demeure intérieure qu’on appelle parfois la mémoire. Certains passent à notre portée, le temps d’un éclair, et se trouvent déjà bien loin de nous lorsque la missive envoyée par la prunelle secrète, vers notre cerveau, vers notre conscience, a parcouru son chemin, il est déjà bien trop tard et le souvenir est passé déjà, depuis longtemps il est retourné se cacher derrière un arbre, derrière un tableau, insaisissable, à l’abri du regard curieux. Il n’est alors plus qu’une image sans sensations, une photo froide et sans visages familiers, comme une de ces feuilles d’un journal intime déchiré qui s’évadent emportées par le vent, d’un trottoir vers un autre, foulées par les passants ignorants, inconscients, qui viennent à l’instant de fouler un fragment de vie, un secret, une histoire.
Pourtant, lorsque je laisse parfois divaguer mon esprit aux confins des souvenirs, à la manière d’un radeau égaré au milieu d’un océan. L’espace d’un soir, je laisse de côté le présent, cet amalgame de soucis, de tremblements inquiets. Je pose le sac de mes pensées à mes pieds et j’entreprends le voyage, l’espace d’une minute peut-être, une heure, peu importe. Cette minute, cette heure, je l’offre à l’égarement, je l’offre aux pensées sans tourmentes.
Me vient alors une musique indistincte, une mélodie lointaine qui semble m’appeler, prononcer un nom qui n’est pourtant pas le mien, mais que je reconnais comme tel, peut-être mon véritable nom dans les entrailles primitives et naturelles de la vie mystérieuse. Peut-être chantent-elles véritablement, les sirènes qui peuplent les profondeurs et qui remontent parfois à la surface de la mer intérieure, et nous ramènent à des choses oubliées. C’est dans le silence que passent ces chants, habituellement inaudibles, dans ce silence qui survient après un événement mouvementé, après les orages, après les déluges. Comme un écho du tumulte qui précède, auquel s’ajoute le sillage, l’aspérité des songes superposés sur les minutes, certaines mélodies rencontrent à nouveau le cours de la vie. Ces chants se saisissent de nous et nous emmènent loin du manège incessant de l’existence, pour nous inciter à nous arrêter, à penser.
Je chasse l’esprit du souvenir et lorsque par hasard, dans mes mains je récolte une de ces lucioles, je regarde la créature inouïe, qui parle un langage inconnu — et pourtant familier. Je saisis cet insecte -cette fée- lumineux et l’approche alors de mon regard, le plus près, le plus près possible. Jusqu’à ce que le fragment de mémoire, maintenant séparé de sa nuit et de l’oubli, lui qui n’était qu’un confettis de lumière, avec ses ailes agitées, son frisson craintif, sa fragilité, tout près de mes yeux, prenne les proportions et l’apparence d’un soleil qui ira éclairer loin, très loin, sur le devant de mon chemin, l’abîme de mon avenir.
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