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J’étais dans le métro, compressé par la foule comme à l’habitude, près de la porte, la main agrippée à la barre de métal, plongé dans mes pensées incessantes, essayant du mieux que je le pouvais de montrer une assurance, une tenue, un calme apparent, qui cacherait la détresse sommes toutes normale, conséquente au fait de me trouver à ce moment présent dans un lieu de mort, en compagnie des gens qui paraissent si malheureux, si déprimés, si silencieux. Comme dans le tronçon de la mort qui mènerait vers les profondeurs de l’enfer, les personnes indifférentes ne bougent pas, attendent avec le voile secret et moribond de l’absence de vie posé sur les yeux et les visages, quand au contraire elles ne courent pas, on ne sait pour quelles raisons, lorsque l’alarme retentit, se précipitent entre les portes sur le point de se refermer. Vers quoi courent-elles ? par quoi sont-elles poursuivies ces personnes pressées ? J’étais donc comprimé mais près de la porte quand l’alarme stridente sonnait le départ du tronçon de la mort, je regardais vers le sol, assailli par le poids perpétuel de réflexions qui, le plus souvent, me rappellent que je suis triste lorsqu’elles font surgir des pensées trop joyeuses, et me rappellent que je suis triste lorsqu’elles font surgir des pensées tristes. J’aperçu vaguement un manche de guitare devant moi qui ne me fit pas immédiatement réagir, quand une voix se souleva soudainement de la nuit qui semblait m’être adressée  » Reculez un peu s’il vous plaît, à moins que vous vouliez chanter en duo avec moi ? ». Il souriait et je répondis à son sourire par un autre sourire en correspondance. Cette phrase m’avait fait rire, me toucha.
– « Oh mais moi je ne sais vraiment pas chanter vous savez
– Mais si, tout le monde peut chanter »
Pas besoin de chercher à masquer ma timidité par une assurance d’apparat, je ne su pas répondre. Il savait bien que je ne chanterais pas, ne serait-ce déjà pour la bonne et simple raison que je ne connais sans doute pas les paroles de ses chansons. Je n’allais pas me répandre en mots mièvres, en superficialités, je crois que quelque chose passait par les airs et qui était plus rempli de sens que les mots. Il compris que j’étais triste et que j’avais juste envie de l’écouter chanter.
–  » Une prochaine fois alors  » dit-il à nouveau avec le sourire de celui qui trouva enfin ce qu’il cherchait intérieurement, à savoir un regard expressif, quelqu’un avec de la vie à l’intérieur, qui ne le prendrait pas uniquement pour un mendiant de plus, un tapageur, un parasite qui vient déranger tous les passagers confortablement assis dans le train de l’enfer, enfer de leur solitude, de renfermement sur eux-mêmes et de froideur mécanique. Quelqu’un qui écouterait sa chanson.
Comme deux compagnons qui se croisent, deux crépitements de vie qui se rencontrent là où la mort semble avoir conforté son empire. Deux hommes qui cherchent, tout simplement, la vie, la présence dans le regard.
Je lui répondit « Oui, une prochaine fois, pourquoi pas », bien sûr cela ne voulait rien dire, c’était une plaisanterie, il n’y aura pas de prochaine fois. Mais c’est l’émotion qui comptait, et qui résonnait en moi comme un écho dans un vase de cristal, et qui prenait la couleur de l’avenir, de l’espoir, de la gentillesse, de la fraternité.

Quelque chose me disait en mon for intérieur que la chanson qu’il allait entonner, je la connaissais déjà, qu’elle me touchait déjà. C’était inévitable. Quelque chose me disait qu’il allait commencer la chanson exacte que j’avais besoin d’entendre. À ce moment les couleurs ternes et la saleté du train avaient déjà passé, l’atmosphère était emplie d’autre chose, d’une autre émotion qui n’était pas le rengaine béate d’une nostalgie chagrine, d’une douleur sourde. Ce serait plutôt le feu sacré d’un espoir qui commencerait à paraître au fond de la nuit et qui aurait pour nom Rédemption. Les fenêtres crasseuses de tous ces doigts, grasses de tous ces fronts, l’air saturé de bruits, de poussières, les tags, toutes ces personnes habillées de manière semblable, des mines ternes, ces gens côte à côte mais seuls, tout cela semblait se modifier, prendre de la couleur comme si, même dans un cimetière survivaient quelques merles chanteurs, quelques arbres bourgeonnants pour renouveler l’air, pour accueillir le vent et les levers du jour, comme si la tristesse n’était finalement pas la seule maîtresse en ce lieu et que près d’elle, dans l’ombre peut-être, cachée, subsistait et chuchotait l’étincelle, prête à ranimer la danse de la vie.

 

Peut-être que mes yeux ne voyaient que ce qu’ils voulaient voir. Peut-être ce lieu que je voyais morne un instant auparavant, était un lieu triste peut-être mais un lieu qui pouvait aussi être potentiellement beau à travers les contrastes qu’il contenait. Peut-être ne voyais-je que la tristesse de ce lieu, car j’étais triste en moi-même.

Un seul soleil est suffisant pour soulever le jour, comme une main est suffisante pour consoler, comme un sourire est suffisant pour transmettre un esprit fraternel. De la même manière un seul poète est suffisant pour faire d’un lieu morne et expirant un lieu étoilé, frissonnant d’émotions. Il chanta de toute son âme, il mis tout son coeur. Le contraste avec l’environnement se fit si émouvant, l’absurdité apparente de la situation, dans ce lieu où toute émotion paraissait impossible, tout ce contraste, ces contraires qui entraient en collision multipliaient l’exaltation. Son chant de liberté résonnait comme un cri d’espoir poussé par une voix au milieu de cette foule qui hurle silencieusement sa douleur, sa frayeur d’exister ici et maintenant. C’était si tragique, si inutile, si dérisoire. Mais si beau.

Ne suis-je donc pas tout à fait mort ?

Dans ces moments là on se souvient qu’il existe des gens biens. Je repense à cette chanson qu’il avait décidé de chanter pour moi (peut-être est-ce incroyablement orgueilleux de dire cela, pourtant, je sais que c’est vrai), « Redemption Song » de Bob Marley. Ces émanations de ma jeunesse sont remontées pour atteindre les parts sensibles du souvenir. Je me suis tout à coup souvenu d’un tas de choses, d’un tas de moments qui sont venus en moi comme des bobines de film abandonnées quelque part dans le grenier poussiéreux de la mémoire et qu’on retrouve, un jour heureux pendant lequel l’envie nous est soudainement venue de partir explorer notre bienheureux passé. Des boîtes de films avec des étiquettes collées dessus, sur lesquelles on peut lire « Souviens-toi de la liberté, et du bonheur, ce ne sont pas de vains mots », joie, joie qui semble surgir du passé ressuscite, échos d’une ancienne existence emplie de musiques et de rires, maintenant boiteuse, brouillée, mouillée, noire. Je me suis senti bien, je me suis senti plein d’allégresse de de chaleur humaine tout à coup, recevant le don d’une chanson. Qui peut s’attendre, dans un lieu comme le métro qui ressemble, malgré tout, plus à l’enfer qu’au paradis, dans un lieu mort, qui peut s’attendre à tomber tout d’un coup sur une pierre précieuse ?

 

J’étais peut-être le seul dans la rame du métro, mais j’ai ressenti sa chanson. Pour cela, rien que pour cela, elle n’a pas été perdue. Elle n’a pas été chantée en vain.

Peut-être a t-il deviné très vite cette envie au fond de moi. Cette flamme de vie prête à embraser. Lorsque je sors je cherche la vie dans les gens. Je vis dans un monde mort. Qu’il soit noir et mendiant, quelle importance ? Ne sommes-nous pas, chacun de nous, des voyageurs éphémères ? Il a vu dans mes yeux qu’il n’y avait pas de mépris, pas de gêne qui ne soit la timidité, qu’il y avait une reconnaissance pour ce musicien. En sortant du métro je me suis dit que lui et moi nous n’avions pas perdu notre journée. Je ne lui ai pas donné de sous, c’est vrai, mais je lui ai peut-être donné bien plus. Lui donner des sous, à ce moment-là, aurait été comme une impiété à mes yeux, changer une chose immatérielle, valable, en quelque chose de matériel et de vulgaire. Bien sûr, il avait besoin d’argent pour vivre. Mais le vent de liberté qui avait soufflé à ce moment-là en moi me donnait l’envie de brûler tout ce qui ressemblait à l’argent, à la consommation, aux bruits du métro, et d’aller courir, libre, vers un bonheur supérieur, simple et fraternel.

De même il m’a donné bien plus qu’une simple chanson criée au fond d’une rame de métro remplie de bruits froids, mécaniques et de yeux vides. Lorsque j’atteins ma destination et que je m’apprête à sortir il remarque aussitôt que je m’en vais, cesse sa chanson pour me lancer un au-revoir rempli de joie, teinté de reconnaissance.

J’avais envie simplement de dire « merci », mais les mots tels quels ne sont pas sorti. Mais le sentiment est passé tout de même, je le sais, quand je lui ai répondu de même, un « au-revoir » qui n’était pas mécanique, mais sincère, présent.

Désormais, toute ma vie, à chaque fois que j’entendrai cette chanson je repenserai à lui, à ses mots, à son geste. Si simples, si courts. À son sourire. Voilà ce que peut être un sourire, il ne sert à rien, il est pourtant capable de tout. Il peut tout contenir. S’il touche au moment propice, comme s’il était béni des dieux, tombe par magie au centre exact du coeur, il est capable de chasser les nuages. Trois stations de métro seulement. Quelques petits mots. Pour ces quelques minutes qui passeraient inaperçues pour nombre de gens, mais qui en moi pourtant resteront toujours.

Quel était son visage ? Les détails commencent à s’effacer déjà mais qu’importe, car j’emporte avec moi l’essence.

Je suis moi-même un mendiant qui entonne des chansons de liberté au creux de l’enfer. Je suis lui.

Ce sont ces moments là tressés tout au long d’une vie et qui chantent, lesquels réunis tous ensemble en une même chanson, en une même mélodie la joie simple de vivre, de rencontrer pendant le voyage quelques compagnons, que la vie vaut le coup finalement rien que pour ces petites choses. C’est tellement banal de dire ça, cela a été répété tant de fois même dans les plus mièvres histoires et films, mais c’est pourtant si vrai quelque part, si universel, quand la poussière a sombré, quand le sable du temps est passé entre nos doigts il nous reste dans les mains ces pépites, ces pierres précieuses infiniment colorées, seules capables de refléter les rayons sains et clairs d’un soleil fraternel. Le véritable bonheur jamais n’a lieu seul. Il ne peut être que partagé.

Merci.