Nadia, c’était son nom, je crois. Le restaurant était le « Paris Bar » à Berlin, le Vendredi 2 Septembre 2005. Un de ces restaurants en vue, constellé d’artistes un peu mous. C’est pour ceux qui pensent que la France est encore romantique et artiste. Rien du tout. Elle se sent, jeune beauté, déjà déchue, ça se voit tout de suite. Elle est pleine d’assurance quand il s’agit de jouer le rôle, c’est sûr. Elle est active, dans une agence de mannequin mais elle n’y croit pas vraiment. Ce milieu l’ennuie, sans doute est-elle un peu perdue. Sur un mur on peut voir une photo noire et blanche, pornographique, dans laquelle une fille brune exerce une fellation sur un jeune imberbe. Ce genre de décoration serait inimaginable en France, dans un endroit chic. Cette fille, Nadia, je pense qu’elle est fade, physiquement, comme souvent le sont les formes trop esthétiques. Pas suffisamment de défauts. Elle sait correctement jouer son rôle de modèle pleine d’avenir, pleine d’ambition, le sourire aux lèvres, à chaque seconde comme une étrange machine à produire d’éphémères joies de vivre. Je songe qu’au fond elle est triste et certainement un peu errante.
Je pense que parfois elle songe à la mort. Devant les inconnus qu’elle croise sur le trottoir elle cesse de sourire, elle devient même sévère. Mais au restaurant, ça ne se voit pas. C’était juste l’heure de faire semblant. On commande un plat correcte, certains ne rendent plus compte depuis longtemps de ce qu’ils mangent, ils s’en moquent. Ils ont peu de plaisir. Ils s’énervent seuls à se frayer un chemin dans la voie lactée sociale. Markus, directeur artistique d’un important magazine allemand, est à ma droite. Homme frustré jusqu’à l’os, mais une de ces frustrations sans générosité. Il n’a pas remarqué que j’existais. Finalement il n’a pas tort, je ne suis rien moi, dans tout ça. Mais je suis heureux aussi de n’être rien, c’est aussi mon avantage. J’ai une certaine liberté qu’ils ont perdu depuis longtemps. Peut-être. A mes yeux il n’est rien d’autre que le débris d’une lointaine enfance.
J’ai peu l’habitude de ces sorties. Je bois du Saint-Émilion, je crois que j’arrive tout de même à vraiment l’apprécier. À ma gauche se tient Ryoji, coiffeur de profession, un japonais de trente ans, qui ressemble à un bébé de seize ans. Il a quitté son pays en pleine adolescence pour venir habiter en Europe. Avec lui je m’entends superbement bien. C’est un homme sobre, fermé, secret. Pour lui, rien ne compte plus que son travail. Il a déjà une femme et une fille, mais il en parle peu.
Plus tard je passerai une soirée entière avec lui, magnifique, pendant laquelle il me racontera longtemps son dégoût des homosexuels parce que nous étions dans un quartier gay. Je savais bien, au fond, que ce n’était pas un vrai dégoût, mais plutôt un rejet. Il aimait les hommes aussi, comme chacun, mais ça, il ne savait pas encore le reconnaître.
Nadia me lance un regard et me sourit. D’abord je ne savais pas trop ce qu’elle voulait dire. En pensée je crois que je lui ai, à mon tour, renvoyé un sourire. Mais en réalité, j’ai détourné les yeux. C’est dans les regards fuyants que se situe l’amour, à ce moment précis où un étrange instinct prend le dessus. Un sourire aurait été faux, je ne sais pas bien le faire. Je ne prêtais pas beaucoup attention à elle au commencement ce qui, peut-être, attisait un brasier à peine naissant. Ces filles qui cherchent l’amour me font penser aux chercheurs d’or, partout où elles se trouvent, elles veulent capter la passion. Ces filles semblent ne vivre que pour cela, cet élément merveilleux. Elles s’épanouissent comme du lierre le long des façades, elles sont végétales, à la poursuite de la maturité, de la floraison. Je n’ai pas confiance en moi ou plutôt, je fais semblant de ne pas avoir confiance. C’est un costume comme un autre. Parfois, soudainement, je dis certaines choses, ils sont surpris et changent d’avis sur ma personne. Je joue avec leur jugements, je crois que je m’amuse à les surprendre, leur montrer qu’ils ont tout faux. Ils sont tournés en ridicule, en proie à la confusion. Certains me devinent. Mais je m’en moque, on ne changera pas un pantin dérisoire en poète, certainement pas en un soir.
Avec Ryoji nous prenons plusieurs plats que nous partageons. Cette fois, c’est moi qui regarde nadia, je crois que j’étais attendri. L’alcool m’adoucit, c’est une volupté. Mais là, c’est elle qui détourne le regard. Elle joue à faire comme moi, elle veut faire germer la connexion. C’est dit. Puisqu’il en est ainsi, je vais moi aussi jouer au mimétisme. À partir de maintenant je ferai comme elle. Je garderai une distance, je préserverai le secret. Si elle me parle, je lui répondrai de la même manière. Je veux que le feu, naissant, le reste toujours, pour ne pas lui offrir la moindre chance de s’éteindre ou même de diminuer. L’amour impalpable est une légère brûlure. Nous savons tellement ce que ressens l’autre, bien plus que nous l’imaginons. A partir de ce regard détourné, et pendant les jours qui ont suivi, elle commença à se sentir mal à l’aise en ma présence, il en était de même pour moi. Je dirais même que nous ressentions chacun une angoisse. Mais l’angoisse, c’est le lit sur lequel vient s’allonger le sentiment amoureux.
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