Je pense que je suis réellement en-dehors de la vie. Je suis si différent des autres. Je fonctionne d’une manière si opposée. Ce qui est le plaisir pour eux est pour moi une souffrance. Tout ce qui devrait être bon, chez moi, me plonge dans la douleur. Il me semble que, lorsque j’ai paru, parfois, être heureux, je faisais semblant. J’écris mais je ne lis aucun livre. Je suis incapable de lire, car je change trop vite. Ce qui était merveilleux pour moi hier, est déjà, aujourd’hui, une émotion inerte. Je ne sais me maintenir sur rien. Je ne sais pas non plus me reposer sur quoi que ce soit, les amis, l’amour etc. Toutes ces choses qui habituellement font un abri, n’existent pas chez moi. Je suis, en quelque sorte, inconsistant. Comme un esprit qui erre et qui a déjà deviné que toutes les pensées sont, en fin de compte, une vue sur l’abîme. Tout est vain pour moi. L’amour est vain.
J’ai pourtant déjà été touché par la grâce. Je peux le dire maintenant, moi qui me le suis caché à moi-même pendant si longtemps. Comme un de ces secrets qu’on ne dévoile pas, par peur qu’il ne se volatilise au contact de l’air. Mais moi, je crois que je n’ai plus rien à perdre, rien du tout. J’ai touché assez tôt à quelque chose qui m’a fait comprendre que ce monde n’était qu’une apparence. Sans doute même, une vanité. Pourquoi, alors, travailler, et construire sa vie ? Toujours, cette idée vient dès que je tente de fabriquer quelque chose de mes mains. Cette idée que tout est vain. Et j’attends alors, j’attends quelque chose comme la mort.
J’aurais eu pour moi ces quelques années perdues entre deux éternités. Je me dis qu’au fond, je crois infiniment plus en la mort qu’en la vie. La première a l’éternité pour elle, la seconde a quelques années égarées dans ce monde aberrant. Je ne devrais peut-être pas parler comme ça. La mort est une certitude, la vie est un doute. Je devrais peut-être me diriger dans la voie du doute, plutôt que dans celle, plus facile, de la certitude. C’est une lâcheté que d’aimer la mort. Une lâcheté qui ne pardonne pas.
Le ciel nous répond et nous apporte ce que nous désirons vraiment. Si ce désir est la vie, alors elle vient. Si, à l’opposé, c’est la mort que nous désirons, c’est elle alors qui viendra, de la même façon, dans un même don.
Il faudrait aimer la vie comme elle vient à nous, au lieu de vouloir, à tout prix, mettre les mains sous le robinet pour en contenir et maîtriser le flot. Nous devrions laisser l’eau de la vie couler comme elle l’entend, et se mouvoir dans la pleine liberté du périmètre de l’existence mystérieuse.
J’ai mis tout en doute. À la fin, sans certitudes, on perd du même coup toutes les espérances. Des espérances, je n’en ai plus. Sans doute que je me mens maladroitement à moi-même, disant cela. Si je suis désespéré c’est que quelque part, j’espère. L’un ne va pas sans l’autre. Mais quelle est mon espérance, alors ? Je ne sais pas. Les choses changent trop vite. J’efface trop rapidement les espoirs qui viennent à moi, j’ai le sentiment, au fond, de ne pas y avoir droit. Je crois que je suis indigne. Indigne de cette vie qu’on a déposée dans mes mains et avec laquelle je ne sais pas me débrouiller.
Je ne crois pas suffisamment en l’homme pour agir avec lui, j’agis contre lui et de fait, j’agis aussi contre moi-même. C’est une impasse dont je vois déjà le dernier mur. Arrivé à ce mur, je ne peux plus avancer, car je suis dans le néant. Ce néant que j’ai tant désiré, que je redoute et qui m’assainit tant à la fois. Le néant est salvateur. C’est de lui que je tiens ma fraîcheur dans le monde, ma créativité. Il nous le faut pour prendre conscience de la vie. Mais le temps de prendre conscience de la vie, il est déjà trop tard. C’est comme si, sur le paquebot de l’existence, au lieu de rester sur le pont, de regarder les paysages et de participer aux fêtes nocturnes, j’avais décidé de descendre dans la salle des machines. Pour voir comment ça marche. Arrivé en-bas, je suis seul. La machine n’a pas d’ouvriers pour combler ma solitude, elle marche toute seule. Et l’engrenage est immense, si impalpable, que je suis incapable de comprendre ses fonctionnements, son manège, ses sorcelleries, ses origines, la destination du navire. Je suis descendu dans le noir pour en connaître plus et maintenant, je découvre que je ne sais rien, absolument rien. Et je ne sais pas encore si je pourrai retourner sur les ponts, participer aux fêtes de la vie, de l’amour et des paysages. L’obscurité laisse une empreinte retienne et quelque soit l’endroit où je pose mon regard, il y a toujours, maintenant, un coin de mon champ de vision qui reste noir.
Ma vision est bouchée, il y a un obstacle, en continu, sur mon chemin. Une chose indistincte qui m’empêche de vivre, dont je ne peux me débarrasser. Une forme trouble qui bloque la beauté, qui bloque le souffle, l’épanouissement de ma personnalité. Est-ce une malédiction ? Impossibilité de le dire, de poser un mot. Impossibilité à être.
Devant cette impossibilité, dont je ne suis pas la seule victime, lesquelles d’ailleurs semblent de plus en plus nombreuses, il reste peu de solutions. La première est, s’enfuir de ce monde. Par la musique, l’écriture ou par d’autres moyens. Où donc va nous faire parvenir cette fuite en-dehors du monde ? Vers moins de cruauté, peut-être.
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