Ma grande frayeur était de voir mes amis graduellement se muer en coquilles vides, en automates qui ont à leur disposition un cortège de divertissements intoxicants, avec dans leur corps et leur esprit, un assemblage d’algorithmes capables de s’adapter à toutes (ou presque) les situations possibles. Plus le temps passe, hélas, plus je réalise que ma crainte de toujours est plus fondée que je n’osais l’imaginer. Mais c’est peut-être moi qui me résorbe, comment le savoir, peut-être est-ce moi qui me détache, comme un opercule, du grand cylindre évanescent et putréfié qu’ils appellent l’existence, dans un curieux et paradoxal renversement de la terminologie.
Ils vont bon train dans la vie comme dans un paysage éclairé par un nombre illimité de signaux versicolores, qu’il s’agit seulement de suivre, tandis que je reste fixé dans l’arrière-boutique des choses, sous le coup d’un effet retard que je n’ai jamais été en mesure de compenser, malgré mes efforts ou plutôt, il serait plus honnête de dire : à cause de mes efforts. Les signaux s’éteignent aussitôt que je m’en rapproche, plutôt que de courir vers le suivant, situé un peu plus loin, j’ai rompu le combat, pour me laisser porter par les courants de l’univers, qui me portent d’ailleurs bien mieux que ne le pourraient mes propres jambes. Dénué de volonté quand il s’agit de rivaliser dans cette course à bâtons rompus vers cessation et la mort. Mais le réconfort vient du fait que je ne m’y trouve pas seul, dans cette arrière-boutique, et que je ne me suis jamais senti véritablement seul, tout court. On a dit que les chats se cachaient pour mourir, vraisemblablement il n’en va pas de même pour les hommes, qui accumulent les chants du signe de leur vitalité et de leur intelligence, pour en faire ce brasier violent, éblouissant et sonore dont ils ont le goût. Je nourris pour ma part un petit feu sacré, à l’abri des phénomènes, avec tout ce que je peux offrir d’attentions et de soins ; il ne sert peut-être à rien, mais je le préserve tout de même, ce petit feu sacré auquel j’ai tout confié. Il brasille sous les étoiles.
L’être est une position disait Kant. On ne peut vraiment le définir qu’à partir de soi même, à moins peut-être d’avoir aboli son jugement. Mais se retrouver à l’abri des phénomènes, voilà qui est irréalisable.
Je réfléchissais à ce que dit ce texte, à cette opposition entre un monde solaire épuisant et mortifère et un monde nocturne « brasillant » et précieux. Je ressens un peu les choses ainsi, mais je ne vois pas le monde diurne comme mortifère, je le vois comme un territoire où l’on présente au monde, aux autres, un avatar actif et social tout aussi important que l' »être de la nuit ».
Je les vois en interaction à l’intérieur de moi-même, chacun apportant sa contribution à ma vie.
Et j’essaie d’avoir des liens avec les « êtres de la nuit » de quelques autres…c’est le plus difficile.
Peut-être ne vois-tu plus de tes amis que les avatars du jour ? 🙂
Mes craintes envers mes amis s’avèrent toujours plus fondées. Là où il n’y avait que des névroses précoces, en vérité il s’avère qu’il y a des névroses irrécupérables, comme devait en témoigner leur précocité. Mais j’ai toujours cru en un possible renouveau, une allégresse qui viendrait. Or elle apparaît chez mes amis d’une manière si éphémère qu’elle n’en est pas moins mystérieuse. Car d’où vient cette manie de lutter contre l’inéluctable, de batailler pour des intérêts invisibles, qui n’ont d’accroches que dans un profond sommeil. Les rêveurs sont mauvais, mais quand ils doivent être en état d’extinction pour vivre, ils s’avèrent des plus toxiques et des plus invivables pour tout ce qui est en mouvement.
Au-delà de cet état de fait, il y a le jugement qui nait de cette tourbe égotique, jugement d’autant plus massacrant qu’il n’obtient rien de son mensonge qu’un petit effet temporaire (l’inconscient sait !). Et ce jugement des moins impartiaux, a pour seul tribunal les limites du moi, vaste comme l’univers, mais réduit à la plus petite plume dans un vaste continent quand il s’agit de partager son accusation.