L’avaleur, je l’ai cramé. Il était guère dégourdi. Il piochait de part et d’autres, la poussière à sa portée, la changeant en polochons pailletés. L’humeur massacrante du parisien basique, il était capable de s’en saisir et de la serrer dans son poing, pour en faire du coton indien. Rose et poivré. C’est tel que je vous le raconte ! Je vous jure ! J’ai partagé une larme avec l’avaleur. D’armagnac et de bonheur. Il m’a appris à délire : c’est à dire à débuter un livre par sa racine. « Si tu n’en reviens pas, n’en reviens pas. Tant pis pour toi. » avait-il l’habitude de me lancer en rigolant. Ce fût le mantra de mon existence. Mais j’en suis revenu, hélas.
Il m’a appris à avaler le monde sans le mâcher. À la façon d’un anxiolytique, l’amer en moins. « Ce sont les losers qui laissent fondre l’anxiolytique sur la langue. Ils espèrent un effet rapide : ils ne récoltent qu’un vague engourdissement lingual. Ils se rêvent en anxieux, dès lors ils le deviennent. ». J’ai donc avalé le monde tel qu’il me l’a enseigné, sans me tracasser. Sans penser le moins du monde. Quand la beauté se faisait par trop considérable, je devais apprendre à me tordre tel un python. Faire onduler ma petite masse, ma biologie. « Si tu t’imagines que ton gosier est capable d’avaler ça, tu te fourres le doigt dans l’œil. Par ailleurs si tu crois passer outre ce rite nécéssaire, détrompe-toi. Il faut avaler mon cher, jusqu’à la dernière miette, l’infinie splendeur de la vie. Mais ne t’imagines pas en être capable par les moyens habituels ! Si ta gorge est par miracle suffisamment souple, je ne présage rien de l’élasticité de l’embouchure de ton intestin ! »
Les instants sont rares où la perception se retourne dans son cercueil. Si rares. Soudainement tu te réveilles, et tu as le sentiment d’avoir rêvé mille ans. Les parfums ont à nouveau une odeur, la bouche de ta copine prend tout à coup des proportions miraculeuses, tu souhaites t’y noyer. Tu es tout plein de la noblesse des fleurs ouvertes, de l’électricité du ciel nuageux. Plein de toute la panoplie des choses qui te titillent. De toutes les promesses murmurées sans en avoir l’air. Tu te demandes si les autres vivent eux aussi ce type d’évènements mythologiques, mais non, si c’était le cas, ils se tairaient, au moins de temps à autres. Ils ne font que parler, c’est à dire qu’ils s’entortillent, à la recherche d’une voie de sortie, de la toute puissance du cancrelat. Ils sont dénués de distance. Il va de soi que les sages sont empreints d’humour, et que la plus haute strate de vérité est guère éloignée d’un immense fou rire. « Vois-tu, si tu te sens vivant, si tout à coup tu es solide, invulnérable, méfie-toi, mais sans te méfier, profite, mais sans profiter. Saisis-toi de cet instant pour remercier : tout est là. Remercie, remercie sans cesse : l’océan, ta petite amie, le déjà-vu, l’ordinaire, le magique de la vie. Alors cet instant sèmera en toi. Comble le mystère de ta petite peau vivante. Mélancolique ou sublime de neutralité. Souviens-toi que tu es une proie : de tout, des autres, de toi-même, mais il peut arriver que la proie trompe le chasseur. Elle peut le rendre amoureux ». Je ne me suis pas fait prié. J’ai trempé dans l’errance. La jouissance fortuite. La méditation transcendantale. Un point dans l’univers. Une épingle dans le considérable. J’ai causé avec des fantômes. J’ai frayé avec des inconsolables. J’ai perdu tous mes amis. Je les aime pas moins. En secret je leur adresse mes souhaits de bonheur. En toute discrétion. Mon cœur est sincère, prompt à l’exaucement. Il est fort. À même de supplanter les hasards. Viens, mon beau soleil ! J’ai pas fini de parler des étoiles ! J’en rigole, je me faufile. Je suis mort et enterré, plus vivant qu’une praline dans le palais d’une jeune fille. « Tu imaginais donc que le vie c’était ceci. Que tu étais cela. Tu n’es rien de tout ça. Tu es incompréhensible comme tout un chacun, un monstre d’incompréhension et de mystère, un filament, une bribe, une chevelure de comète, une généreuse crevure, un sain maniaque. Toute cette énergie dépensée pour préserver un semblant de contrôle, d’unité ! Et tous ces mots ! Seul et dans le noir, comme tout un chacun ! Sublime et laid ! À farfouiller, à creuser sa galerie de cancrelat ! Avec son potentiel de nuages, tout de même ! Tu es une ribambelle de choses, toutes aussi folles les unes que les autres. Va-donc vers tes craintes, plonges-y la tête la première ! Plonges-y voir si tu y recouvres une lueur chaude et bienveillante ! Tu sais bien que la vie est bien plus inimaginable que tes manigances de cloporte civilisé ! Cesse donc de t’identifier à la partition démente, prédatrice et atrophiante de l’ordinaire ! De l’émotion, voir ce que ça fait ! Lance à toi-même une invitation pour le chouette bal de la vie ! Tu verras ! Tu es l’aimé de la moindre particule habitant univers ! » J’entendais résonner en moi le timbre sourd et grave d’un tambour africain : tambour du rituel, incitation à la transe, incitation à l’oubli. Invocation des pulsions de la vitalité. « Sois-donc délirant, de fait, la pulsion de vie trouvera un moyen de s’infiltrer en toi ! Rien n’aura plus de sens ! Tu n’auras pas peur, car ton corps aura entrepris ce chemin auparavant ! Il le connaît par cœur ! C’est tout ce qu’il réclame ! Un peu de vie, que diable, dans ce quotidien ridicule et morbide ! »
On dirait un extrait du Zarathoustra.
Mais ne crois pas qu’il s’agisse uniquement de Tao comme le dit Claire. Il y a une objection de valeur typiquement nietzschéenne qui invalide cette hypothèse. Le Tao certes, mais pour aller où ?