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Évocations

Je songe à nouveaux à des paysages oubliés. Je pense avoir, malgré moi, pendant trop longtemps, mis de côté des choses qui m’étaient essentielles. Était-ce par lâcheté, faiblesse… Je crois que c’était plutôt par abandon. Un abandon qui prenait la forme vague d’une attente de la mort. J’avais perdu une part de moi. Peut-être, la seule part qui était vraiment moi, pour me confiner dans cette carapace sous laquelle s’enroulent les gens qui ne savent plus aimer et qui, indistincts, rejettent dans le puits intérieur ce qu’ils sont et tout ce qu’ils ont de véritablement unique et précieux. Ils deviennent argile durcie, cassante, sèche.

J’étais plongé dans l’habitude, dans un état de semi-oubli de la valeur sans mesure de la vie. Mais le passé, je le laisse là où il est. Il faut sans doute avoir pris conscience du vide pour apprécier la richesse et la variété, ainsi que l’infini promesse de bonheur qui vient briller, sans bruit, à notre fenêtre, ainsi qu’une espérance que nous ne distinguons pas toujours.

Nous avons si peu de certitudes en ce qui concerne la réalité des éléments, et ces sentiments font que l’univers entier pourrait devenir une simple évocation, inerte quand on ferme les yeux. Il est possible de réduire le monde à un souvenir. Il m’est arrivé de fermer les yeux, pour retrouver le simple plaisir de les ouvrir à nouveau, et d’être resté longtemps dans l’ombre pour mieux appréhender le soleil.

Et mon coeur, que je croyais vide, s’est révélé bien plus vivant que je ne l’aurais crû. Il existe des miracles en ceux qui ont toujours ce pouvoir d’aimer. C’est sous le soleil du désir que réapparaît le vrai visage du monde. Ce monde qui n’a alors plus besoin de mots pour justifier ou prouver son existence. Un lieu où existent toujours l’ennui, la tristesse, le tout mélangé à ce bonheur mystérieux, impalpable et pourtant familier et tellement présent.

Il n’y aura plus « un jour », ni même un passé à regretter, il n’existe désormais que le maintenant, tel qu’il me vient, et je ne demande rien de plus.

Je songe à nouveaux à des paysages oubliés. Je me vois moi, auparavant, à la poursuite de l’horizon. Je me rappelle les nuits que je passais accoudé à ma fenêtre, regardant la neige scintiller sous la lune. Et je m’émerveillais de voir que sous la lueur de cet astre nocturne, le paysage n’est plus le même, la vie n’est plus la même car elle n’est plus illuminée par la même source, elle est autre, et sa lumière blanchâtre racontait une tout autre histoire. Une histoire en noir et blanc. Je me souviens bien de cet émerveillement de la découverte, des commencements.
Puis j’avais refermé le rideau. Comme on referme un bocal et que les plantes qui y sont encloses, lentement périssent. Et ce que j’étais avant n’est plus. A la place, j’ai eu cette terre nouvelle, ce terreau enrichi de l’engrais de tout ce qui en moi a croupi. Dans cette nouvelle terre les végétaux poussent plus grands encore, plus vigoureux et, comme les arbres, semblent être là depuis toujours et voués à ne jamais disparaître.

On apprendra que les arbres peuvent être coupés par les ennuis qui nous assaillent, que les montagnes elles-mêmes peuvent rouler dans l’eau et se fondre dans les profondeurs de l’océan. Pourtant, à-côté, un rameau à déjà commencé à fleurir et annonce ma destinée.

Pendant tout ce temps où j’étais dans le noir, j’ai lancé vers le ciel cette lente promesse, cette graine prête à germer pour l’avenir. Là voilà, qui vient me rendre mon soleil que j’ai tant mérité.

Ainsi, ces paysages oubliés sont à nouveau devant moi, tels que je les avais laissé. Ils n’étaient jamais bien loin. Ils ont même quelque chose en plus maintenant. Et les choses qui m’étaient impossibles ne le sont plus.

La vie se mange avec les yeux.

Puvis de Chavannes, Le rêve