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Tout à l’heure j’ai croisé un homme dans la rue. Il avait les cheveux droits sur la tête. Je l’ai entendu hurler de loin d’abord. Une espèce de cri d’animal primitif. Mais quoi de plus naturel, dans la jungle de cette ville.

L’homme criait des mots incompréhensibles, à moins qu’il ne parlait un langage préhistorique. Il portait très bien, d’apparence, son vieux pantalon bouffé de parisien.

Il marchait droit comme un piquet, les bras tendus de part et d’autre. En fait, je crois qu’il marchait comme un schizophrène. Vous savez, les schizophrènes, ils ont une façon particulière de marcher… Ils avancent comme des automates.

On peut d’ailleurs en conclure beaucoup des choses en regardant un homme marcher. On a vite fait le tour de sa personnalité. Sa démarche en dit plus long que son blabla. On ne parle pas pour dire des choses mais pour se sentir moins mal à l’aise. Pour remplir de mots le vase vide du quotidien, parce qu’on ne sait plus y mettre des fleurs. À son allure on peut savoir s’il est amoureux, auquel cas il a les lèvres crispés, asymétriques. Il a un air renfermé, souvent, il est habillé en noir, instinctivement, en tenue de deuil. Si tant est qu’on a bien compris que l’amour est la métaphore merveilleuse du suicide.
De toute manière, les gens se donnent toujours un air occupé, pour échapper à leur abîme. Ils font diversion.
C’est à ça que se réduit leur petite existence minutieuse…

Un franchouillard qui n’a, sans doute, jamais goûté à cette chose (ou peut-être dans son enfance mais il a déjà tout oublié) qu’on appelle parfois le paradis de la vie libre, et qui nous rend curieux des autres sans chercher à les détruire dans ce qui les différencie de la masse, s’est penché de sa fenêtre, comme un macaque de sa branche « Ta gueule, tu vas la fermer oui ! »
J’imagine qu’il voulait dire « J’existe ». Il était tout occupé à tenter de vivre alors ces cris le gênait dans sa concentration. Les gens aiment, instinctivement, gueuler sur les schizophrènes, un peu pour ajouter de l’ambiance à ce grand opéra-bouffe de la vie. Plutôt pour refouler d’un coup sec cette indistincte part d’eux-mêmes. S’ils étaient un peu plus schizophrènes, les gens seraient peut-être plus vivants.
Les hommes refoulent dans leur ventre jusqu’à ce que, parfois, ils débordent.

Je ne comprenais rien à ce qu’il disait, avec sa voix angoissante qui grésille. Mais à la fin, je décryptais quelques mots…Et là je compris que c’était un poète à sa manière, un Artaud démiurge, il hurlait : « Je haiiis (Avec une intonation extrêmement longue et marquée sur ce verbe), je haiiiis les hommes ! »