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Selon lui, l’intelligence était superflue. Il fallait se souvenir. L’essentiel était dans la réminiscence. Il fallait creuser la solitude, soulever le loquet de la porte, le seuil du rêve, un univers sans artifices cérébraux. Le rêve, unique endroit où le chant est suspendu, seul lieu où il soit possible d’emprunter la route d’une musique, par la mémoire, ainsi qu’une main qu’on passerait sur un rayon de lumière, rayon laissé filtré par les persiennes, révélé par une atmosphère emplie de poussières. Cette poussière, vestige des souvenirs constellés, morcelés qui ne demandent qu’à se rejoindre.
La poussière du temps est l’élément photosensible de la réminiscence, à ne jamais balayer mais à laisser s’amonceler sur la mémoire.

Il voulait partir à la poursuite d’un étonnement sans cesse renouvelé, se séparer du monde pour y revenir, le vivre à nouveau, comme la toute première fois, creuser une nuit pour analyser comment le soleil se fraye un chemin même jusque dans profondeurs de la mer intérieure. S’endormir pour revenir à la vie, éteindre toute ardeur pour laisser le calme s’écrire, perdre son souffle pour en laisser venir un autre. Son royaume est celui où l’intelligence n’a plus lieu d’être, elle est dépassée, mise à mort par un élément plus vivant, plus débordant : la sensation même. La sensation plutôt que l’intelligence, le mirage espéré de revivre les instants les plus chers une deuxième fois, une infinité de fois. À la recherche de tous les moyens possibles de se réapproprier le temps passé, étrange matrioshka, ou le temps lui-même cache un autre temps, plus mince mais plus intense, plus éloigné en lui-même, qu’on ne peut évoquer qu’en rêve.
Dans son livre les personnages et les objets eux-mêmes sont des alibis, des prétextes à la ressouvenance, il parvient à faire d’un corps inerte un élément vivant.

Devant l’impossibilité de fusionner totalement la vie avec le rêve, il ne s’est pas arrêté. Il en a cherché les correspondances (dans la lancée de Baudelaire), les fils qui les relient. Ainsi dans cet univers intime, unique et immense, où toutes choses se mêlent entre elles, il est parvenu à capter le bruit que font les temps lorsqu’ils se cognent. Il a créé des étincelles d’éternité.

Il s’est rencontré lui-même enfant, une nuit, regardant (ou se souvenant regarder) les reflets de la veilleuse multicolore sur le plafond, et son ballet de corps iridescents, dansants, il a laissé survivre la brillance de son enfance, dans la sensation proquée par la tasse de thé, les dalles irrégulières des cours, les églises, ou tous les autres détails inutiles mais scintillants qui font d’un ciel morne et noir un ciel étoilé.
Ainsi, une femme était facilement rappelée par un objet, un geste par une musique. Toutes ces femmes qui parsèment son monde intérieur, nous semblent à nous des corps n’ayant vécu autour de lui que pour lui offrir la chance un jour d’évoquer leur souvenir dans un beau livre, dans un livre magnifique qui ne dit jamais rien, pour laisser entendre, pour laisser deviner. Plutôt que de les voir vulgairement, il les a vu en rêves, en présences.
Si les femmes ont laissé de telles traces de doigts sur la membrane fragile et pourtant indéchirable de sa mémoire, c’est que pour lui, elles n’existaient pas en tant que telles, mais plutôt dans le dessin inattendu de le rappeler à ce soleil planté au milieu de son monde de féminités, autour duquel les choses, quelles qu’elles soient se satellisent. Ce soleil-là est sa vie antérieure. Sa vie démultipliée.
Force d’attraction de la vie antérieure, ou de la vie postérieure, dans un esprit si sensible, son corps, ses pensées, toutes abandonnées à la vie mal vécue parce que ressentie trop intensément.

Nul se sait vraiment s’il a vu ces choses en rêves ou non, mais comment savoir et faire la différence dans un cerveau ou tout est prétexte à maintenir la flamme, l’ardeur, de la seule sensation poétique. Il regarde l’éternité sans la brusquer, sans la toucher même, puisqu’il a compris qu’elle est d’une telle fragilité, d’une telle évanescence qu’il est impossible de la saisir sans provoquer sa fuite.
Il a enrichi mille fois les instants, les a laissé neiger de leur neige éternelle sur le papier, poudre d’or luminescente qui éclaire la nuit. Remontant le corps du temps comme une rivière, pour en filtrer l’essence pleine de parfum et pleine de visages, de la mystérieuse aurore, qui tient des promesses le matin, si rarement exaucées au soir de la vie.
Sauf pour lui, en qui l’éternité, presque atteinte, presque touchée de la main, est restée intacte et claire comme au matin.