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Je vois souvent la clocharde depuis ma fenêtre, assise au même emplacement chaque jour de la semaine, mise à part le week-end et les vacances. La quarantaine, maigre. Si elle ne quêtait pas on la prendrait volontiers pour une femme comme une autre. Elle se trouve pile dans l’axe de ma vitre. Elle doit avoir, au moins, suffisamment d’argent pour s’être acheté (ou peut-être lui a t-on offerte ?) une montre puisqu’elle vient, chaque jour, précisément à la même heure. Et le soir aussi, son départ est minuté. Elle garde un air triste, elle est capable de rester une journée entière dans la même position sans bouger. Je me demande quelles circonstances, quelles faiblesses, quelles carences physique ou mentale l’ont rendu clocharde, sur le goudron puant, au beau milieu du marais. Je crois que les homosexuels sont plus généreux que les hétérosexuels, sans doute en raison d’une certaine libération de leur esprit et de leur mœurs. De plus, ils doivent sûrement, d’abord, penser à travers leur anus (c’est une manière comme une autre de voir la vie), alors ils songent moins à l’argent. Ils sont moins radins. Se placer là est, somme toute, une bonne stratégie. Je suppose, voyant à quel rythme surgissent les généreux donateurs, qu’elle doit gagner de quoi survivre. Ses habits, corrects, incitent à lui donner de l’argent. On accepte plus difficilement de donner notre argent à un poivrot pouilleux. Un pouilleux, il en existe un aussi du côté de chez moi. Je le vois souvent, le matin, sur le bord de la seine. Il souffre d’un affection aux jambes, elles sont constellées de nombreuses croûtes. Il se place au soleil. Sans doute un ami, clochard ancien médecin, lui a t-il conseillé de se placer ainsi, en plein cagnard, le pantalon relevé, pour que ses blessures puissent sécher plus rapidement. Chaque jour je le vois ainsi, gratter frénétiquement ses squames. Ce doit être terriblement douloureux et surtout, la démangeaison doit être insupportable. Je me demande pour quelles raisons il n’est pas allé voir un médecin ou même, pourquoi il n ‘est pas déjà à l’hôpital. J’ai pensé aller dans une pharmacie, afin de lui acheter un produit. Mais peut-être n’aurais-je pas acheté les bons, peut-être que le problème se serait aggravé par ma faute. Peut-être se serait-il bourré la gueule avec une solution alcoolique (bien qu’il soit peu probable que le pharmacien me conseille une solution à base d’alcool, qui pourrait aggraver les symptômes de sécheresse cutanée).
Dans ma rue il y a aussi un autre vagabond. Je le vois souvent discuter avec une vielle femme, qui tient avec elle, à chaque fois, un livre de philosophie. Lui, porte une casquette, il a le visage affreusement maigre et maladif, il marmonne, souvent, des choses incompréhensibles pour nous, simples mortels. Je le croise si souvent que maintenant, je pense qu’il peut vaguement discerner ma silhouette. A ses yeux je suppose être un de ces jeunes cons qui se fraient un passage, pressés, dans les boulevards vers on ne sait quelle existence pas tellement plus valable que la sienne.
Ou peut-être est-il généreux, peut-être qu’il aime bien ces gens qu’ils voient passer, sans nombre, devant lui. Le nombre incroyable de touristes. Il ne mendie pas. Dans mon quartier on trouve beaucoup de riches, je crois qu’il a quelques bienfaiteurs.

Je vois aussi une autre vieille dame, toujours dans ma rue, qui passe des jours chaque jour à nettoyer, avec une inexplicable minutie, le trottoir. Je préfère infiniment voir les vieilles ici, qui poussent délicatement, avec leur canne, les feuilles mortes ou autres déchets et mégots de cigarette dans les bouches d’égoûts, que dans une maison de retraite immonde. Ici, au moins, de l’humanité et même un peu de poésie.
Les regarder, réfléchir à la vie que mènent ces incroyables clochards est pour moi tellement plus enrichissant que des minutes entières passées à regarder la télévision. Je crois que j’y apprends plus sur le mystère de l’humanité qu’en regardant le vingt heures. Cette obsession d’être informé, cette distribution quotidienne des croquettes pour chats, matières fécales, des machines à nous foutre la trouille, le comptage obsessif et maniaque du nombre de morts, ça c’est vraiment pas beau à voir.
De l’autre côté du fleuve j’ai vu ce matin un hamac tendu entre deux arbres, sur les abords de la route qui longe la Seine. Je me demande comment il est possible de s’endormir près d’un tel bruit, sans doute est-il possible de s’habituer. L’Homme s’habitue à tout, comme disait le bon vieux Céline qui n’a, finalement, pas vraiment inventé la poudre (mais qui a su l’utiliser). Le pire, pour l’être humain, serait de ne plus avoir d’horreurs auxquelles s’habituer ou pour s’allonger à l’intérieur avec délices. L’occident est, en somme, profondément sadomasochiste, auto-destructeur. Difficile de s’en rendre compte, avec l’habitude, avec l’ennui, avec l’aveuglement, on ne voit plus grand chose. Cette propension est sans doute inhérente à l’Homme. On raconte que les peuples primitifs d’Amérique, les incas et les mayas notamment, obsédés par le sacrifice, ont vécu une véritable jouissance extatique en voyant leur civilisation anéantie par les espagnols. On raconte aussi que les français eux-mêmes, pendant l’occupation n’étaient pas tant malheureux de cet assaut contre leur ennui quotidien et leur mystère d’être au monde. Les écrivains qui sont plus sensibles à ces étranges, insondables mouvements intérieurs ont pu constater ce phénomène. Certains vont même jusqu’à cette pensée : lorsque survient la mort d’un proche, à notre insu, la fascination l’emporterait toujours sur la tristesse et la compassion, et nos pleurs seraient provoqués par ce rappel de notre propre mort à venir.

Le désir d’absolu nous manque peut-être, finalement. J’ai lu qu’il partait, à tous les coups, avec les jeunesse comme après un grand coup de vent. Comme si ce désir devait sur-le-champ signifier les choses impalpables, le ciel, l’infinitude alors que, somme toute, l’absolu, maintenant démodé, se trouve d’abord dans les éléments les plus dérisoires et banals et notre chemin quotidien. Si nous sommes naïfs au monde (et la naïveté, cette capacité ultime de l’esprit humain, se travaille comme les mathématiques), il est possible d’être sans cesse émerveillé. C’est un peu comme un fil qui nous tire vers le bonheur. Ce bonheur exaspérant, heureusement jamais atteint, il existe. On le trouve dans chacune de nos sensations, qu’elles nous semblent terribles ou jouissives. Je vais m’arrêter de parler du bonheur maintenant parce qu’il pourrait se vexer (il est jaloux et très possessif).