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La nuit

 

Il m’est arrivé de fermer les yeux. L’ombre pousse l’ombre, qui pousse l’ombre elle-même
jusqu’à la nuit. C’est comme ça que le soleil se couche. Il va, il coule, ne prévient pas, il a fait son travail le soleil, il va s’étendre là bas dans son lit au loin, là où un autre jour commence. Une part de lui même s’endort avec la moitié du monde, tandis qu’une autre se ranime. Mais moi je m’endors avec la première, ici la lune prend possession de son abîme céleste. Dans l’air maintenant noirci s’agitent quelques fantômes éparses, les fées des ténèbres viennent ouvrir les yeux des hiboux, des lémuriens, des chauve-souris, de toute la faune nocturne mystérieuse qui attendait que le soir enfin lève son empire. La pupille des chats se dilate, ils chassent, non loin, des choses que nous ne voyons pas. Quant à moi je sors, les pieds nus sur l’herbe mouillée. Le monde dort-il ? Nous pensons moins, les portes sont fermées à clef. On aperçoit bien quelques lueurs derrière les fenêtres, mais le vacarme des hommes se tait, un moment l’imagination reprend le pouvoir. C’est un autre univers que nous devinons. Je fais quelques pas et j’abandonne la pesanteur derrière moi, mes sacs mouillés de chagrins et de soucis. Je laisse aux autres hommes le soin de nourrir l’épaisseur de leur désuétude et je suis seul, mais sans la solitude. Je trouve, plus loin, un grand arbre sous lequel la végétation est restée sèche, et je me couche dans ce lit végétal, comme dans la nuit. J’aperçois la lune dans sa plénitude, elle qui règne sur son ciel, entre les branches du pin cet astre blanc semble si silencieux, si discret. Elle n’a pas besoin de bruits pour régner sur son immatériel royaume. Il ne me reste plus en ce moment même, l’idée même de l’existence, le pesante existence qui a fait son temps. Il y a le soulèvement des sens, à cette heure tardive, tandis que le temps avance sans moi, je reste immobile et je regarde. Soudain, je me rappelle que mon esprit, habitué, endolori par la vie quotidienne, ne vivait plus, il subsistait. Radeau perdu, voyageur égaré passant d’une latitude à l’autre sans connaître le sens de son voyage, sous son ciel gris qui n’est plus ni l’enfer ni le paradis, mais le triste ennui, recouvert d’un verni faussement coloré. Maintenant je n’ai plus matière à m’ennuyer. Le mal s’est évaporé une nuit peut-être, dans les musiques insonores, les danses invisibles des fantômes et je devine, sous un air inanimé, comme un bonheur issu des ténèbres qui me console.
Je suis en exil.
Au loin je peux entendre plusieurs chiens qui aboient, ils semblent se répondre. Leur écho traverse la plaine jusqu’à moi. Contre quoi hurlent-ils ? Le savent-ils ? Ils aboient car il fait nuit, sans doute est-ce une raison suffisante à leurs yeux. Sans doute ont ils leur raison que la mienne ignore. J’entends le bruit étouffé d’un train de marchandises. La civilisation n’est pas loin. La civilisation n’existe plus. Elle est passée. Morte et enterrée. Un souvenir. Tout semble me comprendre, la fraîcheur de l’air elle-même semble être là pour me répondre oui, elle n’existe plus. Elle n’était rien qu’un peu de sable. Les larmes versées ici bas ont peut-être fait germer, bien loin d’ici, quelques fleurs au paradis. Et la voûte continue de tourner, tous les astres autour de l’étoile polaire, toupie infinie, ballet incessant, étrange, immense. La terre tourne elle aussi et comme les soucis, mesquins, ingrats, ne sont rien à côté de ceci. Nous sommes tous fous me dis-je. Nous sommes égarés, perdus parmi les amas de stupidités qui nous emportent dans leur manège et nous enfouissent, nous masquent l’abîme tout autant qu’ils nous masquent la vie.
Il m’est arrivé de fermer les yeux
Et de les rouvrir sous le soleil

Je devine le matin, la rosée. La nuit qui a laissé ses larmes sur l’herbe.