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Il existe des photos, ou toiles, que j’ai observé tant de fois, chaque jour, pendant toutes ces années que désormais, les personnages ne sont plus des personnages mais des êtres, lesquels, quand bien même ils n’ont pas ou plus d’existence propre ici-bas, semblent s’être infiltrés en moi. Si bien que la mémoire que j’ai d’eux se mêle sans mal aux souvenirs des êtres que j’ai réellement connu. Ils n’ont pas de nom, ils n’ont pas même d’histoire, sinon des bribes, mais ils ont leur personnalité, et leur présence en moi est tout à fait reconnaissable et familière. J’éprouve, pour eux, des sentiments puissants, de la même façon que je pourrais éprouver des sentiments pour un auteur dont au moins un poème m’a bouleversé, que je n’ai pas connu autrement que par ses écrits et dont j’aime les traces qu’il a laissé de lui sur la terre.

Bien souvent, j’observe le portrait idoine d’une personne que j’admire, tentant de percevoir dans son regard ce qu’il pense de moi, ce qu’il pense de ce que je deviens. Je tente de savoir si je suis sur la bonne voie, si je mérite sa considération, si je suis, de près ou de loin, digne qu’il me regarde. Peut-être comme un médium devine une réalité future ou présente dans une boule de cristal, dans les entrailles d’un animal, j’examine, mon propre devenir au fond du regard d’un être cher. Son expression n’est jamais la même, bien que j’aie conscience de mettre une grande part de mon état d’esprit dans son regard, de lire mes propres états d’âmes, espérances ou culpabilités dans ses prunelles, il me semble que ça n’est pas tout, il existe toujours, comme le marc de café au fond de la tasse, un vestige, un tremblement, une âme vivante qui nage, qui m’inspire, m’ordonne ou me guide, et que je dois suivre. Ainsi qu’un promeneur égaré la nuit, dans une forêt dense, part à la poursuite de la luciole fugace qu’il a vu au loin, parce que c’est l’unique lumière qu’il a aperçu, parce qu’il n’a nulle part ailleurs où aller, parce que sans elle il est perdu et pour obéir à son cœur, il doit suivre ce qu’il aime, même si ce qu’il aime est folie.

Tandis que j’observe ces représentations, je puise en elles, je laisse aussi une part de moi, comme un chat laisse un peu de sa salive dans une coupelle d’eau fraîche.
Il en va de même des êtres passés dont je croise parfois le portrait, qu’ils soient de ma famille, ou non. Non pas qu’ils me regardent, ils ne me regardent pas. Ils ne m’ignorent pas non plus. Leurs émotions, leur histoire, la rumeur qu’ils ont laissé, les convulsions, emportées par le vent. De ces corps ne subsiste que leur image, en ce moment ils ne sont ni au costa-rica, ni en allemagne, ni en chine, ni même dans la tombe, parmi les os qu’ils ont quitté depuis longtemps, ils sont là, devant mes yeux et dans ma pensée, comme ils sont peut-être dans les yeux et dans la pensée de quelqu’un d’autre, au même moment, que je ne connais pas. Après tout, l’idée que nous nous faisons de nous-même, des femmes ou des hommes, joue certainement un plus grand rôle dans les échanges sociaux, comparé à ce qu’ils sont réellement, si tant est qu’il soit possible de dire que nous « sommes réellement », quelque chose de tangible, de suffisamment solide et durable mais ça n’est pas le cas : les facettes des êtres sont innombrables et changeantes, kaléïdoscopiques, quelque part, monstrueuses, il n’est pas possible de les connaître toutes avec exactitude et pour toujours, dès lors, l’imagination joue son rôle vital, elle recrée sans cesse les êtres que nous côtoyons, elle vient peupler le monde intérieur, dont le réel est le reflet, imagination sans laquelle la réalité ne serait qu’un inextricable, un invivable brouillon et la communication entre les êtres, impossible. Il me semble parfois que ma vraie demeure est dans ce que je regarde. Il me semble aussi qu’un million d’êtres ont élu domicile dans le château intérieur de ma cénesthésie et je me dois, à chaque instant, de les remercier, indéfiniment, sans jamais cesser, de leur offrir mon sang, sous peine de voir la fuyante lueur à jamais disparaître.

 

 

Photo : Nora Ishiguro