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Gâte t-on les choses en les exprimant ? C’est Virginia Woolf qui le disait. Peut-être que de vouloir aller au fond des choses est une maladie. Sans doute valait-il mieux ne rien savoir et se taire. Si j’étais resté sain d’esprit, je n’aurais peut-être pas commencé à écrire. Écrire m’est ce qu’il y a de meilleur. C’est peut-être la seule activité qui soit restée sans partir. Le reste, ça part très loin. Ce sont de petites passions qui meurent et naissent tout à la fois. On ne peut rien serrer dans nos doigts, on peut seulement évacuer les choses, que d’autres saisiront et qui glisseront de leur doigts, à leur tour.

Je ne comprends pas comment subsiste l’instinct des femmes de faire des enfants dans ce monde. Pour moi c’est assez proche du crime, finalement. C’est mettre au monde un être qui va d’abord rêver et puis qui va, fatalement, un matin, se réveiller face à la vie. C’est ce moment-là qui le tue. Il va devoir construire sa vie sur cet abîme qu’est l’enfance. Rimbaud avait dit, peu de temps avant sa mort, dans une lettre (à sa mère) de Marseille « pourquoi venons-nous au monde ? », ce trou à rat.
J’ai commencé aussi à songer à écrire un livre sur Baudelaire. Je sens, au fond de moi, que j’ai infiniment de choses à dire. D’abord, il me suffirait surtout de parler de moi. On ne parle jamais des autres, on parle surtout de soi, en tout premier lieu. L’autre est un prétexte. Mais il peut tout de même être bien utile si nous souhaitons savoir comment vivre et sentir. Je dirais plutôt, comment savoir bien mourir. Puisque la littérature, finalement, nous mène surtout à ça, comment savoir bien mourir. Comme les films, comme la musique. On voudrait savoir quel type de soleil fixer au-dessus de ce corps qui nous a servi de carosse. Serait-ce un crépuscule, la lumière du matin ? La nuit, où l’astre brûlant du plein midi… Ou encore la pluie, on a que l’embarras du choix. S’éteindre hystérique, sage, seul, seul avec une autre, après avoir beaucoup bavardé dans de très longs livres…Penser être ci, être ça…Et puis n’avoir pas vraiment penser ni vécu, finalement, avoir crû le faire. Avoir crû.
Je désire, sincèrement, m’éteindre avant le prochain coucher du soleil. J’y pense assez souvent. A force de s’entraîner à la solitude, on a de moins en moins peur de mourir. Peut-être parce que je sais que je laisse quelques lignes dérisoires derrière moi. Je ne pense pas être aimé de mon vivant. Je suis un de ceux qui ne peuvent être aimés, puisque chaque fois que la possibilité apparaît, j’ai tout un tas d’anciennes souffrances qui me reviennent. Ce qui est bon habituellement à l’homme me plonge, moi, dans le désespoir.
Je crois que je n’ai pas serré un corps depuis tellement longtemps, que je ne saurais plus le faire. Je suis maladroit. Quand je serre un corps j’ai le sentiment de faire semblant, je ne sais pas le faire. Il y a peu de raisons qu’on puisse m’aimer puisque, moi-même, je ne sais pas si au fond, j’aime qui que ce soit ici, dans ce monde. Je n’aime pas les autres.

L’amour est un jeu d’acteurs, on se pousse à y croire, on agit dans le mirage. Si on est innocent on peut facilement prendre ce mirage pour une pièce de théâtre bien réelle. Moi je ne sais plus. Je ne sais plus si la pièce de théâtre est bien réelle, là, sous le soleil. Je ne suis pas fou. Si je disais le contraire, je mentirais. J’ai les pieds sur terre, je sais comment fonctionne l’économie humaine, j’aurais suffisamment la connaissance des règles pour prendre part au jeu. Mais quelque chose m’en empêche, cette chose vient de moi et non pas de l’extérieur, qui me fait dire, à chaque fois, qu’absolument tout ce qu’entreprend l’Homme est vain. Sauf certaines choses. Parmi ces certaines choses il y a la poésie.
J’aimerais compter, avec mes doigts, les choses qui maintenant m’offrent une raison de continuer la vie. Ce ne seront jamais des choses réelles, seulement des promesses. Ce n’est certainement pas l’amour, mais la promesse de l’amour qui pourrait me maintenir. Je me sens comme une éléphant tiré vers l’avant par une carotte, qui s’éloigne de son point d’origine à mesure qu’il avance. Ou un chien qui entre en rotation pour tenter de mordre sa queue. Pour le reste… promesse d’un jour avoir de l’argent (j’en aurai beaucoup, je le sais). Mon travail qui m’offre la possibilité de rencontrer des gens. Ma famille, voir cléo grandir (quelque chose au fond de moi me dit que cléo sera le seul enfant que je verrai grandir, puisque je n’en aurai, sauf grands bouleversements, aucun). La malheureuse désagrégation de ma deuxième soeur, que je n’ai finalement, jamais réellement connu.
Ce ne sont que des promesses personnelles. Il ne me viendrait pas à l’esprit de dire : je veux continuer parce que je crois au prochain gouvernement, en une révolution future anti-consumériste (quel ridicule), au feu d’artifices technologique à venir, les mille gadgets. Ces choses peuvent m’amuser quelques secondes, mais j’aurais vite fait de retourner en moi-même, c’est à dire dans la vie lente, éclipsée.
Voyons…Suis-je satisfait de ma vie présente, ici, maintenant ? Je parviens à en être ni satisfait ni mécontent, parfois, quand j’oublie et me laisse entraîner par le courant de l’existence. Mais, fondamentalement, je n’attends rien de cette vie. Non pas que j’étais fait pour une autre vie ou un autre temps, cette pensée est stupide. Non pas que je suis mécontent d’avoir cette âme, ce cœur…Je ne suis pas malheureux d’être moi, je ne pourrais pas l’être, c’est impossible. Cette pensée est un sacrilège, une injure jetée contre tout ce qui m’est le plus cher. Je peux être mécontent de ma façon d’agir, ma façon d’utiliser ce moi, mais pas de ce moi en lui-même. Peut-être est-ce une des choses qui me sauvent.