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J’aimerais bien te dire à quoi cela me fait penser.
D’ordinaire, je tais au mieux la pensée lorsque je lis un poème, préférant porter mon attention sur ce qu’il dégage, appuis de l’imaginaire, éclats de hasards heureux ; je tente le coup, je plonge, je marche, je n’ai pas d’expectations particulières, je donne simplement une chance au texte, chance de se montrer, de passer une tête par-dessus le muret, de me faire voir. En qualité de lecteur, j’attends, au coin d’une rue intérieure, que le poème s’approche, vienne à ma rencontre à l’heure du rendez-vous, l’effort de concentration est équilibré, pour ne pas ni le forcer, ni le rater, ni l’abîmer par un afflux de pensées étrangères, chargées et parasitaires.
L’attendre, ça ne signifie pas rester passif, le lecteur est lui-même le poème qu’il est en train de lire, il le crée au fur et à mesure, de la même façon, peut-être, qu’un rêveur est lui-même ce qu’il observe, et que ses yeux blanchissent imperceptiblement lorsqu’il observe et pense la lune. L’attendre, c’est sans doute seulement, lui donner cette chance pleine de respect, d’éclore au-dedans, dans un repli de la terre.

Si, une fois la lecture terminée, je réalise que le fil de la pensée n’as pas réellement été bouleversé, cela signifierait que j’ai raté le poème, ou bien que le texte est lui-même raté et ne révèle rien de vivant et de perçant, le harpon aurait manqué sa cible. Penser est ordinaire, la pensée à elle toute seule dans la poésie est atrophiante, je préfère plutôt sentir, m’imprégner, lorsque je suis prêt, ivre (non pas d’alcool) ou lorsque je me sens poète, cela est plus facile. Pourtant, c’est d’autant plus réussi, quand, alourdi par les rites journaliers avilissants, l’esprit n’est enclin ni à la féerie ni à l’exaltation, ni au soulèvement des choses intérieures et silencieuses. Lorsque, dans ces moments de défaite, le texte parvient tout de même à m’extirper, plus puissamment encore que la musique, il m’entraîne, je m’oublie, l’environnement taciturne et sans surprises cède la place au foyer multicolore, riche de possibilités, de nouveautés.

J’essaie de ne pas juger un poème selon que ses idées sont justes ou éronées, fondées ou non, que ses lignes soient parfaitement agencées, mais plutôt, je sais qu’un poème a été une réussite pour moi quand, après avoir terminé ma lecture, des personnages, des images, des sons ou des parfums, surtout des émotions, nagent dans mon esprit et commencent sans mal à faire du château intérieur un foyer favorable et fertile.
Saisir intellectuellement un poème n’est pas l’objectif primordial, mais disparaître en lui, me fondre dans le ressenti de l’auteur, le faire mien, le faire parler au-dedans, ou parler en lui, cela me semble infiniment plus intéressant. Ainsi, j’ai du mal à dire « voici ce que je pense du poème » c’est le poème qui, en quelque sorte, me pense, et mène sa vie dors et déjà en moi : dès lors, il reparaitra demain lorsque, en ouvrant machinalement la grille qui donne sur la cour intérieure de mon immeuble, j’apercevrai sur les pavés, dans une flaque d’eau de pluie, le reflet persistant du ciel crépusculaire, alors me reviendra en mémoire la « douceur orange du soleil régnant », ne sachant plus si je l’ai rêvé ou réellement connu, mais peu important, puisque la sensation est là, nette et persistante.
Si un poème est puissant et qu’il se rapproche réellement de ce que certains osent encore appeler l’infini, il est en mesure, dans un cœur qui n’a pas oublié, de faire taire le monde, l’espace d’un instant, comme pour mieux le réenchanter.

Ainsi, le poème ne me fait, véritablement, penser à rien de très précis, et c’est très bien, et c’est toute sa force. Il m’incite à écrire, à retourner, à rêver ou à aimer plus profondément, il ranime, rappelle, rallume une lampe, quelque part, ailleurs ou ici, derrière une fenêtre, ou sur une table de nuit.