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J’ai réalisé souvent que j’étais incapable d’écrire pour moi-même et quand je le faisais, je jouais en quelque sorte un rôle qui n’était pas le mien, j’entrais dans une ironie, un mensonge comme si, en fin de compte, je devenais mon propre dupe. Je n’ai jamais été autant moi-même que lorsque j’écrivais pour quelqu’un d’autre et mes lettres ont à mes yeux plus valeur que les innombrables poèmes, écrits seuls, jetés, comme des feuilles au vent, dans les mares aux poissons. Je m’ennuyais à écrire à personne en particulier et souvent, ne pouvant, à chaque coup, m’inventer une présence jusqu’à réellement sentir son souffle tiède sur le revers de ma main, j’étais bon, une nouvelle fois, à jeter du sable sur le sable, de l’eau dans de l’eau, ennuyé, tournant en rond, seul dans l’ennui, seul. C’est que je tenais à écrire pour quelqu’un qui n’était pas là, n’éprouvant, à la manière de Desnos, de désirs illimités que pour ce qui n’était pas ici, étant fou amoureux de l’absence que je tentais de sacraliser, de faire mienne à l’aide d’une magie convulsive et poétique. Je n’étais pas, comme Proust, déçu par le réel qui, le plus souvent, si ce n’est toujours, m’a conforté dans ces élans magnétiques. Bien que n’étant pas déçu par lui, je n’étais pas en mesure de le maîtriser ni de le faire mien. J’étais surtout déçu de moi-même. Habitué à étreindre une ombre, à déceler la moindre parcelle vivante dans le vide des nuits, habitué à mes espaces, à mon territoire personnel, je ne savais plus, une fois dans le réel, gérer les innombrables évènements qui le constellaient, les informations étaient trop nombreuses, ou trop lourdes et mon imagination, capable de distinguer la lumière et la vitalité dans un trou d’ombre, ne savait comment se comporter dans le jour crû, ou il n’y a ni rideau ni parapet derrière lequel me cacher et réinventer le monde, de loin.
J’étais donc très maladroit, lâche, et le réel me déchirait.