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À cinq heures du matin.

 

Parfois il m’arrive de m’arrêter un moment dans ma vie, d’effectuer un pas de côté en-dehors de la route, comme si je laissais passer les voitures avec les passants, tous ces gens, comme si je laissais passer le temps… Je cesse un moment de vouloir et d’avancer aveuglément le long de mon existence chaotique. Je prends un immense recul, vraiment immense… On pourra me reprocher beaucoup de choses, mais pas de ne pas savoir prendre du recul sur les gens, sur moi, la vie, le monde…

Ne sommes-nous pas, chacun de nous, des somnambules qui avançons à tâtons dans le noir ? Qui peut affirmer, je sais qui je suis, je sais où je vais ? Étrange existence humaine, étrange voyage terrestre, issu de l’infini, s’évanouissant vers l’infini, avec ce laps entre les deux qu’on appelle la vie. Venue de nulle part n’ayant, semble t-il, aucun but distinct. Je m’écarte, je regarde le monde et je vois des gens perdus (les autres faisais mine de ne pas l’être, apprennent très bien à le faire… Comment ne pas se sentir perdu, égaré, noyé sous ce flot de mystères ?), chacun menant sa petite vie qu’il justifie comme il le peut avant d’un jour, retourner finir sa nuit sous un marbre. Mon Dieu, aidez-moi… Les gens me paraissent si vides, si loins d’eux-mêmes. Si dénués de vitalité au fond, si uniformisés. Suis-je envoûté par un maléfice ? Je me sens tellement incompris par chacun, je me sens si différent. Il me semble que je me pose des questions que d’autres ne se posent pas mais qui, à mes yeux, prennent une importance absolument primordiale. Cette époque est misérable. Cette époque est morte. Est-ce le reflet de ma propre déchéance, est-ce moi ce visage moribond, cet odeur de renfermé que je respire partout, dans les rues, jusque chez moi, jusque sous mes draps ?

Je n’ai pas réfléchi depuis si longtemps. Je n’ai pas ressenti la poésie depuis si longtemps… J’ai peine à me relire, tant j’ai du mal à y ressentir ce que je veux y ressentir, cette émotion. Émotion humaine…

Je cherche une porte de sortie. Je cherche une main secourable. Mais nous venons seuls. Nous partons seuls. Me restent ces pages à gribouiller comme des milliers d’autres écrivailleurs sur internet. Non, je ne suis pas comme ce millier d’autres. Il subsiste toujours, au fond de moi, cette étincelle, cette flamme fragilisée, affaiblie à peine suffisamment vive, peut-être, pour empêcher mon coeur de se changer en un morceau de glace… Il existe toujours cet élément qui fait que je ne suis pas exactement comme les autres.
Je m’arrête alors un instant, je regarde les voitures passer, les gens mener leur petite vie. Les gens me semblent courageux. Ils me semblent parfois joyeux, je ne sais pas. Il me semble toujours que la vie est ailleurs. Bien sûr, les poètes le devinent bien, elle est ailleurs. Castaneda en a parlé dans un livre mieux que je ne saurais le faire… La raison nous a fabriqué notre réalité, nous tenons à elle plus qu’à notre propre vie à notre insu. Nous avons rompu le lien avec les esprits, la grâce, pour uniformiser le globe sous un matérialisme abrutissant. Les gens petits à petit deviennent vides, creux, globaux, idems, conformes chacun dans leur coin, seuls, de plus en plus seuls dans une société qui fait mine de fabriquer leur bonheur. Qui peut me comprendre ? Les écrans diminuent nos intelligence, abrutissent, nous font oublier. Toute la société occidentale ne tend vers qu’une seule et même chose : nous faire oublier, nous divertir. Divertir, c’est à dire : faire diversion. Mais oublier quoi ? La mort ? Non, je ne crois pas… pas seulement… je crois que c’est même au-delà de ça…
Le travail, les loisirs, tous ces termes horribles…

A t-on encore le droit de parler comme ça ? Ou, sitôt que des idées comme celles-là sont posées sur la table, faut-il toujours les tourner en dérision ou, blasés, se dire que c’est comme ça, tant pis, peut-être que c’est vrai oui… Mais en attendant faut que j’aille faire mes courses…

L’homme a perdu ses croyances, il a perdu l’idée de la mort. Par là même il a oublié la grâce, le sublime, pour le changer en la monotonie, l’hypnotisme environnant. Il n’y a plus de penseurs ou, du moins, ils sont comme effacés, mis sur le côté, absents des médias.
Dans cet environnement ne sont produits que des débiles en masses. Il ne reste que des pantins désarticulés. Qui pourrait me comprendre ? Sans doute lirez-vous ces quelques mots en vous disant, encore un illuminé, automatiquement, votre raison ira ranger ces idées dans le tiroir nommé fantasmagories, aux oubliettes, et vous irez courir les corps et ses images dans les rues, derrière les écrans, vous entendrez votre portable sonner et vous ramener à la vie concrète et bien réelle, entraînés dans ce grand manège hypnotique qu’on appelle le quotidien (ce grand vide), l’habitude, vous irez dans votre vie continuer encore votre route matérielle, chaque jour nouant quelques noeuds, et toute votre voix intérieure, celle qui vous parle et vous réveille parfois au milieu de la nuit pendant votre sommeil, alors que vous étiez en plein rêve, cette voix vous dira  » Que suis-je devenu ? « . Et vous refermerez sur-le-champ cette résonnance maudite, cette boîte de pandore, cette voix de malheur comme sortie tout droit des enfers, cette voix qui est vous-même, vous enfant, vous espérant, vous rêvant, vous pleurant, vous agissant. Vous sincère. Vous vivant. Vous rangerez cette voix dans un tiroir profondément enfoui, dans le caveau que vous portez en vous, et vous retournerez dans ce que vous appelez la vie, mais qui n’en est que l’insipide imitation.